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dévolu ? Prétendait-il, à travers les abîmes, aux sourires de Céphée ; madrigalisait-il avec Cassiopée ? Nul ne le sait, comme de juste, mais remarquons au passage ce parallélisme avec les vieux contes dorés de la Hellade, les fureurs de Junon et les fredaines de Zeus. Alternativement, donc, la Lune se rongeait de dépit et se reprenait à l’espérance. Mais le premier, à la fin, l’emporta. Sans prises sur son omnipotent époux, elle fit, dans un accès de vengeance, mourir d’un seul coup, par une inondation formidable, tous les fils de celui-ci, les Hommes. Et ce furent les jours du Grand Lac, quand la brise roulait, de l’actuelle Suesca à l’actuelle Soacha, les vagues maudites et furieuses. Enfin, prise de remords sans doute, la persécutrice se calma ; et il vint sur les eaux un génie, un demi-dieu nommé Bochica, qui, d’un coup de pied, renversa la barrière des Andes et, de la mer de larmes de jadis, fit la mer de moissons d’aujourd’hui.

Cette Savane, en effet, permet seule l’existence de Bogota ; c’est elle qui l’alimente et la fait vivre. Et, par retour, la plaine tire sa raison d’être et sa richesse de l’extrême cherté des vivres dans la capitale colombienne. Un chemin de fer vers la côte la ruinerait. Ainsi, elle forme une zone de cultures européennes à part, exilée sur ce plateau de la Cordillère, au milieu des steppes chauds d’alentour. Peut-être y pourrait-on voir la figure d’une coupe au fond de laquelle une perle serait restée.

De la sorte, Bogota apparaît comme une ville unique, vivant d’une vie toute spéciale et retirée du monde, portant avec soi, dans cette aire des nuages, ses ressources, sa civilisation, son génie et ses rêves. On dirait qu’un démon de la montagne l’offre, sur la main, comme une ville votive, au dieu des espaces. Devant soi, elle peut prolonger ses mirages sur la grande nappe du désert, à laquelle l’aube et le crépuscule, dans les gammes de leurs teintes, donnent des illusions d’eaux changeantes. Derrière, la vue se heurte à l’altitude sombre où le monde connu finit. Tellement qu’on la croirait ainsi adossée à une falaise et regardant la mer.

Plus loin, sans doute, plus loin que cette barrière, et en contre-bas, c’est le seuil d’un autre monde ; c’est, dans le réveil de la royale nature, dans l’exubérance retrouvée du soleil, le commencement des llanos, les immenses pâturages aux peuplades de troupeaux, l’Océan de verdures qui s’en va, d’une seule pente, douce, continue, presque infinie, jusqu’aux bouches de