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la vibration prolongée des siècles morts ? Et je sens que j’aime déjà, d’une manière inexprimable, j’aime avec délices et gratitude la prière basse, le recueillement, qui planent, éternels, sur cette ville…


Par une nuit très dense, qui est la neuvième de mon séjour ici, après le dîner solitaire et muet de l’hôtel, sorti à la découverte, tout entier aux rêveries, aux fluides de cette terre nouvelle. Elles sont très fraîches, les nuits de Bogota, et le chaud mackintosh s’y impose. Ainsi hermétiquement clos, c’est plaisir de suivre au hasard mon obscure rue Florian, où les belles maisons d’en face sont illuminées pour quelque fête ; de s’aventurer dans l’ombre, où, de loin en loin, un arc électrique suspendu jette comme un éblouissement de lumière polaire accroché à des arêtes de glace. Bientôt la lune, indiscrète et brusque, se risque à l’angle d’un toit ; mais une lune spéciale encore, une lune qui m’a l’air extraordinairement exsangue et pâle, — encore un effet de l’altitude, sans doute. — Elle enveloppe toutes ces silhouettes de pierre de son rayonnement de gel, elle vous noie, elle vous fait frissonner sous sa lueur tranquille d’argent fondu, sous cette chute de rayons arctiques à travers le ciel d’indigo violent. Puis, de l’horizon, à son tour, se lève le grand triangle blanchâtre de la lumière zodiacale, la flamme boréale avec son sommet pointé vers le zénith, comme le reflet d’un incendie, de l’autre côté de la terre. Et la suprême féerie des étoiles, la vacillation de ces feux innombrables allumés d’un pôle du ciel à l’autre, l’Eridan, Persée, Andromède, Altaïr, vient compléter la magie de la nuit d’octobre.

Des rues étroites, des rues sombres, quelconques, m’ont conduit au parc Santander. L’astre glacé joue à travers le léger feuillage des eucalyptus. Des couples qui ne projettent qu’une seule ombre passent sous leur mystère ; tandis que le monument de bronze du général, impérieux et cocasse sur son socle de granit, dresse une silhouette enlinceulée parmi la clarté cendrée des parterres de fleurs.

En face, une grande baie éblouissante s’ouvre dans une paroi noire, l’église de la Tercera, papillotante de lumières. A l’intérieur, on aperçoit tout un peuple qui s’incline, toute une confusion agenouillée. Les murs, les faux piliers, étalent une richesse disparate d’ors, d’ex-voto, de chamarrures. Elle est, du reste,