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LE FANTÔME.

ses genoux, et lui dire : « Merci d’être revenue ?… » Qu’aurais-je à renier alors de mes émotions d’autrefois, à travers mes émotions d’à présent, puisque j’apporterais le même cœur à la même femme ? Qu’y aurait-il de criminel à cette reprise de l’ancien bonheur ? Rien, et c’est strictement, absolument, l’actuelle situation. Quand je dis que je les aime toutes les deux, je mens. Je n’en aime qu’une, car elles ne sont qu’une. Puis-je les distinguer dans ma pensée, dans ma tendresse, dans mon désir ? Ai-je pour l’une un sentiment, pour l’autre un autre ? N’est-ce pas la même adoration de la même beauté, le même cœur allant vers le même cœur ? La seule différence est qu’entre Antoinette et moi, il y avait ce contre quoi l’amour même est désarmé : le temps. Le temps nous séparait, dans mon passé et dans son avenir, puisqu’elle avait vécu, senti, souffert, avant moi, et qu’elle appréhendait si douloureusement que je ne la visse vieillir. Éveline, c’est Antoinette sans passé, Antoinette avec toute sa jeunesse devant elle, pour recevoir et pour donner l’amour. Ah ! si la « pauvre Ante » vivait encore, qu’elle commençât de vieillir et qu’elle me vît chercher l’or de ses cheveux, que j’ai tant dénoués, et devenus blancs, dans les cheveux de sa fille, ses yeux bleus où je me suis tant noyé dans les fraîches prunelles de sa fille, son sourire perdu dans le sourire de sa fille, et que la jalousie la mordît au cœur, ce cœur auquel j’ai tant caressé le mien, alors il serait infâme de lui infliger cette torture. Et même non. Je l’ai trop connue, et toutes les magnanimités de sa tendresse, tout l’infini de son dévouement. Je l’entends, si elle m’avait vu m’éprendre d’Éveline, je l’entends me dire, de sa voix des heures suprêmes : — C’est moi que tu aimes en elle. N’aie pas de remords. Abandonne-toi à cet entraînement. Tu me resteras fidèle. Aime-la. En te la donnant, c’est encore moi que je te donne. Elle est jeune. Tu auras plus longtemps à m’aimer en elle… Oui, elle me parlerait ainsi. Elle me parle ainsi. De nouveau, j’ai l’irrésistible impression que cette rencontre, c’est elle qui l’a voulue, qu’elle est là, invisible et présente, qu’elle me pousse par une influence mystérieuse et bienfaisante, qu’elle me soupire : Va… L’épreuve est achevée. J’ai essayé bien loyalement de résister à cet appel, à mon fantôme redevenu vivant et qui me sourit, qui me tend les bras, qui m’offre sa vie, la Vie. À qui fais-je du tort en allant à lui ? À qui prendrai-je quelque chose le jour où j’épouserai Éveline, si je l’épouse ? Je suis celui dont elle a besoin, comme