Page:Revue des Deux Mondes - 1900 - tome 162.djvu/772

Cette page a été validée par deux contributeurs.
768
REVUE DES DEUX MONDES.

— J’ai eu un ennui, répondis-je, un gros ennui… Son parti pris de réserve dans ces rapides instans, les derniers peut-être que nous aurions ensemble, me charmait et m’irritait à la fois. J’étais sûr qu’en me plaignant, même un peu, je la ferais se départir de cette attitude. Son visage se tourna vers moi, en effet, avec une anxiété ingénue. Ah ! je la voyais, je la sentais sentir ! je la sentais m’aimer ! Et cette sensation me rajeunissait de tant d’années que, pour la redoubler et la prolonger, j’eus la folie de lui dire encore : — Mais oui. Une mauvaise lettre d’un de mes amis, qui n’est pas bien, et qui est seul à Nice… Je vais le rejoindre et je pars demain…

— Vous partez ?… demanda-t-elle d’une voix dont elle ne put dominer le tremblement. Elle m’aurait juré qu’elle m’aimait que ce serment n’aurait pas valu cet aveu de son accent étouffé, où passait la palpitation soudaine de son jeune cœur. Les grandes feuilles des palmiers emmêlés en voûte au-dessus de nos têtes se choquaient lentement, paisiblement. Le soleil, glissant au travers, tissait sous nos pieds comme une dentelle mouvante de lumière et d’ombre. J’étais dans un de ces états d’égarement comme je n’en connaissais plus depuis ma jeunesse, où, pour l’émotion de la seconde, cette seconde qui passe, qui n’est déjà plus, on jouerait toute sa vie sans hésiter, et je continuai :

— Oui, je pars, et j’étais venu pour vous dire adieu…

— Et quand reviendrez-vous ? interrogea-t-elle.

— Jamais, répondis-je, à moins que…

— À moins que ?… répéta-t-elle. La pauvre enfant sentait trop que j’allais lui dire de nouveau des phrases qu’elle ne devait pas entendre. Je sentais, moi, qu’elle voulait ne pas m’écouter et qu’elle ne le pouvait pas. Je repris :

— À moins que vous ne me demandiez, que vous ne m’ordonniez de revenir… En même temps, ma main avait saisi sa main, et je l’attirai vers moi. Elle se dégagea avec un frémissement presque convulsif. Elle étendit le bras, pour s’appuyer contre le tronc d’un des arbres, tant elle tremblait, et elle laissa tomber son panier de roses. Les fraîches fleurs se répandirent à ses pieds sur le sable, et, juste à ce moment, nous entendîmes la voix de la comtesse Muriel qui l’appelait d’une allée toute voisine. Éveline revint à elle. Une ondée de pourpre envahit son visage. Elle répondit : — Je suis ici, ma tante… Puis, sans me regarder, elle se mit à ramasser ses roses, pour se donner une