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Je l’aime ? Comment ? De quelle passion, inintelligible à mon propre cœur, où le présent se confond avec le passé ? De quelle émotion complexe, où le souvenir de ce que j’ai éprouvé autrefois se mélange à l’acre et violent désir de l’éprouver encore ? Par quel prodige d’inconscience n’ai-je pas aperçu dans quel abîme je roulais ? Par quelle aberration ai-je cru que je jouais un jeu que j’interromprais à mon gré, alors que je m’éprenais à chaque jour, à chaque heure plus profondément ? En m’hypnotisant à chercher sur ses traits l’image d’autres traits, associés pour moi à des extases comme je n’en avais jamais connu auparavant, comme je n’en avais jamais connu depuis, la vibration des anciennes caresses s’est-elle réveillée en moi ? Sont-ce les baisers de jadis, ces baisers goûtés sur une bouche si pareille à cette bouche, dont la douceur brûle encore mes lèvres ? Je ne sais pas, je ne sais pas. Mais je sais bien que la grande vague intérieure a recommencé de me soulever, de me rouler, que cette enfant, qui ne devait être que du rêve contemplé, de la nostalgie consolée, m’a glissé de nouveau dans les veines le cuisant poison. Je sais que de la quitter, de fuir la ville où elle respire, ces routes où je peux la rencontrer, m’est, à cette minute, un affreux déchirement. C’est la rentrée, non plus dans la mélancolie de la solitude, mais dans le désespoir. Et je sais aussi que je le dois. Car j’ai été l’amant de sa mère, je l’ai été. Je le suis encore, après tant d’années, dans ma pensée, dans mes regrets, dans le plus intime de ma chair. Cette fièvre qui m’a envahi avec cette indomptable frénésie, ce n’est pas une nouvelle maladie qui commence, c’est l’ancienne qui continue. C’est la morte que je désire dans la vivante… Non. Je ne veux pas, je ne dois pas aller jusqu’au bout de cet égarement. Aimer d’un même amour la mère et la fille, c’est un crime, et qui a un nom : c’est un inceste. Non. Non. Non. Je ne le commettrai pas. Pour me guérir, il faut m’en aller, avoir le courage de ne pas la revoir. Maintenant que l’équivoque est dissipée, il émane de ses regards, de ses mouvemens, du son de sa voix, de sa seule présence, — comme de l’autre, jadis, — une force toute-puissante qui annihile mon énergie. L’idée que je peux me sentir aimé comme je me suis senti aimé il y a dix ans, avec la même sensibilité, par la même femme, m’emplit d’un vertige qui m’entraînerait aux pires folies, à la prendre dans mes bras, à baiser ses yeux, ses lèvres, à la serrer éperdument contre mon cœur, si