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bordable… Quand vous devez venir quelque part et que vous tardez, il est visible qu’elle attend et qu’elle souffre… Arrivez-vous ? Elle n’a de cesse qu’elle ne soit assise auprès de vous… Avez-vous émis une idée devant elle ? Elle l’adopte… L’autre jour, — pourquoi ne vous dirais-je pas cela ? — elle était en visite, chez nous, avec sa tante. On s’est mis à parler de vous, et moi, à vous critiquer. Que voulez-vous ! J’en avais gros sur le cœur. Elle a commencé à vous défendre, avec une vivacité si différente de sa douceur habituelle ! Tout d’un coup, elle-même s’est aperçue qu’elle se trahissait. Elle s’est arrêtée court, et tout son sang lui est venu à la fois au visage. Ah ! si vous l’aviez vue rougir ainsi, vous ne diriez pas que vous ne vous en êtes pas fait aimer…

Il continuait, dégonflant en effet son cœur d’un flot d’amertume amassée, et, à mesure qu’il mentionnait les signes qu’il avait recueillis, les scènes auxquelles sa passion s’était envenimée, chacun de ses mots éveillait en moi des images qui s’interprétaient soudain comme autant de preuves indiscutables, auxquelles j’avais pris à peine garde, tant l’hypnotisme de mes souvenirs m’avait comme grisé durant tout ce séjour. Je revoyais l’Éveline rieuse du premier soir, et une autre Éveline, celle avec qui je me promenais avant-hier encore, toute pensive, avec un regard profond de ses yeux bleus, une réflexion dans le pli de sa bouche. Était-il possible que je fusse la cause de ce changement de l’enfant inconsciente en femme ? Je me souvenais qu’à plusieurs reprises, en effet, m’étant trouvé en retard à quelques-uns de ces demi-rendez-vous, comme il s’en donne sans cesse entre personnes qui se voient quasi quotidiennement, elle m’avait paru nerveuse. La dernière semaine encore, nous avions pris heure avec sa tante, pour visiter les ruines romaines de Pomponiana, à l’entrée des bois de Costebelle, au bord de la mer. Une erreur de montre m’avait fait manquer ces dames aux Cystes, et j’étais allé aux ruines directement. J’avais été frappé du saisissement qu’Éveline avait éprouvé en me voyant tout d’un coup déboucher du chemin creux. Dans cette visite même, et quoique je n’aie aucune vocation pour le métier de cicérone, je ne sais pourquoi je m’étais laissé aller à parler de Rome et des souvenirs de mon voyage d’Italie. C’est vrai qu’elle m’avait écouté avec un intérêt singulier. Sur le moment, ces divers indices avaient passé pour moi inaperçus. Près d’Éveline, j’avais toujours pensé à une autre. Ce