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LE FANTÔME.

espace, ma jument aperçut une large flaque d’eau qui miroitait. Elle prit peur et fit un bond à droite. Elle vint donner de la croupe sur la monture de mon compagnon. Je vis alors, avec une stupeur qui m’arracha par deux fois ce cri : « Mais vous êtes fou, Montchal, vous êtes fou ! » celui-ci lever sa cravache et cingler violemment ma bête, qui sauta de nouveau de l’autre côté. Puis, avant que je n’eusse eu le temps même de répéter mon exclamation, il donna du talon dans les flancs de son cheval, le cravacha aussi fortement, et déjà l’insensé avait disparu de nouveau sous bois, dans la direction de la plage, en galopant, comme dit l’expressif dicton, à tombeau ouvert.

Je n’essayai pas de le suivre, persuadé que, dans l’état d’exaspération où il se trouvait, et, je dois ajouter, où il m’avait mis, par son inqualifiable attitude, nous risquions d’en arriver l’un sur l’autre à des voies de fait. Or, je tenais, vu la différence de nos âges, à ne rien me permettre d’incorrect, et, tout en m’enfonçant à mon tour dans l’allée, je me disais, avec une colère qui dominait encore la contrariété : — Une affaire avec ce garçon, voilà qui est vraiment par trop ridicule ! Il me la faut pourtant. Je ne peux pas accepter cela ! Qui vais-je prendre comme témoins ? Mais est-ce imbécile ! Dieu ! est-ce imbécile ! Qu’a-t-il à m’en vouloir, ce malheureux ?… Puis, pour la première fois, j’entrevis non pas toute la vérité, mais une partie. L’accès de rage impulsive dont je venais de voir le jeune homme atteint était trop-évidemment un accès de passion, et, à vingt-sept ans, quelle pouvait être cette passion ? Il y avait une femme entre nous. Quelle femme, sinon Mlle  Duvernay ? J’y avais pensé, mais en me trompant sur la nature du grief. Cette fureur ne pouvait provenir simplement d’une intrigue contrariée. Elle supposait la passion et la jalousie. — Mais oui, me dis-je, il est devenu amoureux d’elle, voilà tout, et il est jaloux de mon assiduité. C’est trop naturel. Il ne sait rien. Ce qui n’est pas naturel, c’est d’agir ainsi et de ne pas penser aux conséquences. On cherchera pourquoi nous nous sommes querellés, et on trouvera. Le nom d’Éveline sera prononcé. Il faut empêcher cela à tout prix. Cette affaire doit absolument rester secrète. Tout dépend des témoins. Lesquels prendre ?… Et je retombais sur mon refrain : Dieu ! est-ce imbécile !… Puis, je concluais : — Évidemment, j’ai été imprudent moi-même. Je me suis trop occupé d’elle, sans faire attention qu’il