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LE FANTÔME.

jusqu’au bout du chemin, vers l’extrémité opposée à celle d’où partaient les voix. J’avais calculé qu’en revenant ensuite en sens inverse, je croiserais les promeneurs. Mon calcul se trouva juste, et, quand je longeai le mur de nouveau, à pas lents cette fois et comme distraitement, je pus, à travers les barreaux de bois de la demi-grille, voir s’avancer de l’autre côté un groupe, composé de trois personnes : trois femmes, une âgée, très forte et haute en couleur que j’ai su depuis être Mme Muriel, une seconde toute jeune et insignifiante, et la troisième… Sous un chapeau de jardin qui encadrait de sa paille souple son délicat visage, je venais de revoir Antoinette, — une Antoinette plus jeune, plus rieuse, avec des joues plus pleines, et, sur tout son teint, un air de jeunesse et d’enfantine gaieté que je n’avais pas connu à l’autre… Mais c’étaient ses traits, sa bouche, la coupe de son menton, son port de tête, ses cheveux, sa silhouette, sa démarche, — et surtout son regard, — sauf que les autres yeux, ceux de la morte, avaient toujours eu, pour se poser sur moi, la caresse et la flamme de l’amour, et les yeux bleus de la vivante ne me connaissaient pas. J’étais pour eux un touriste indifférent, tel qu’il en passait des vingtaines par jour, sur ce chemin de la colline et le long de ce mur… Les trois femmes s’éloignèrent, en continuant de causer, comme s’il ne s’était rien produit d’extraordinaire à cette place et parmi ces pins, sous lesquels je venais, moi, d’assister au miracle de ma maîtresse ressuscitée, de ma jeunesse rappelée hors du tombeau, de l’irréparable passé redevenu, pour une seconde, le présent, par le sortilège d’une ressemblance, saisissante jusqu’à l’hallucination !

Quand je me retrouvai seul sur ce chemin, le ciel était aussi clair, les romarins et les cystes aussi odorans, les pins d’Alep aussi sonores et aussi mystérieux avec leur mélange de verdure sombre et de ramures grisâtres ; la villa des Cystes dormait d’un aussi paisible sommeil parmi ses palmiers, ses agaves et ses fleurs ; les îles, à l’horizon, dressaient des rochers aussi grandioses hors d’une mer aussi bleue ; Hyères, là-bas, développait avec autant de grâce les étagemens de ses maisons au pied de son vieux château ; — mais, pour moi, l’heure avait changé. Cette ressemblance entre la mère et la fille, qui ne m’avait pas permis une seconde de doute sur l’identité d’Éveline, m’avait, une fois de plus, rendu si réel, si poignant mon veuvage sentimental, ma grande