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LE FANTÔME.

à qui elle apprît à l’aimer comme elle voulait être aimée…

Voilà l’évidence qui m’a accablé aujourd’hui durant les longues heures où j’ai revécu en esprit tous les épisodes de notre commun roman depuis les premiers. Jamais, jamais plus je ne retrouverai cela, parce qu’une autre Antoinette n’existe pas, et aussi parce que je n’ai plus en moi mon cœur d’alors. Qu’il était fou, ce cœur, à cette époque, et comme il courait, comme il se précipitait vers l’avenir, avec quelle ardeur imprudente, avec quelle avidité de la vie ! Il y a des êtres qui ont, innée en eux, la sagesse d’attendre leur âme, qui laissent pousser, se lever, grandir leurs sentimens, comme le jardinier laisse pousser ses plantes. Ils acceptent leur vie comme on accepte les saisons, ils ne la devancent pas. Il en est d’autres dont l’impatience de vivre se révolte contre la lenteur du temps, qui veulent avoir tout senti et tout de suite, dont les mains se tendent vers les grappes avant qu’elles ne soient mûres, vers les fleurs avant qu’elles ne soient ouvertes. J’étais de ce nombre. Dès ma première enfance, le désir, chez moi, avait été une force incontrôlable, si violente qu’elle épuisait à l’avance mon pouvoir de sentir. D’où ai-je hérité cette frénésie d’imagination, cette intempérance de la convoitise ? Je n’en sais rien. Où ai-je donc pris, moi, l’enfant grandi dans un milieu de vieille bourgeoisie provinciale, cette incapacité de durer, cette ardeur exaspérée qui, tout de suite, et dès que le monde passionnel se fut révélé à mon adolescence, se tourna uniquement, fixement, vers l’émotion amoureuse ? Je n’en sais rien. Est-ce l’atmosphère d’irréligion et d’impureté des deux lycées où j’ai grandi qui, en m’enlevant la foi et en m’initiant trop jeune aux désordres des sens, m’a laissé désarmé contre les enivremens de ma précoce imagination ? Sont-ce les livres que j’ai lus à cette époque qui ont développé en moi le goût passionné de sentir ? J’en ai tant dévoré alors, et les plus maladifs, ceux où l’on dirait que l’écrivain s’est déchiré, déchiqueté toute l’âme pour y aiguiser la vie ! Étais-je, — et je l’ai pensé souvent, en constatant combien la vie physique m’a toujours laissé insatisfait, quand elle n’était pas imprégnée d’âme, quelle place ont tenue dans mes jouissances et dans mes souffrances des espérances et des déceptions, des souvenirs et des regrets, c’est-à-dire des idées, — étais-je un mystique manqué ; et, n’ayant plus de Dieu auquel croire, cet élan vers l’amour, qui m’a soulevé si jeune d’une telle fièvre, n’était-il qu’une nostalgie de la piété