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je ne lui déplais pas. Elle est libre et ce serait un joli emploi de cet hiver, puisque je resterai sans doute jusqu’au printemps sur la côte… Et son innocente petite phrase a eu pour effet de me rejeter tout entier, par contraste, vers ce passé — si passé. Il devrait l’être, hélas ! Il l’est si peu, que j’ai quitté la villa Osinine tout d’un coup, sur cette seule impression, pour venir m’enfermer dans cette chambre de hasard et me souvenir…


Nice, 4 décembre.

… J’ai employé cette journée d’anniversaire, comme tous les 4 décembre depuis ces dix ans, à relire les lettres qui me restent d’elle.

J’en réciterais de mémoire toutes les phrases, et il me semble chaque fois que je les découvre… Ah ! que j’ai raison de le regretter, ce passé, et comme il est naturel que, depuis, je n’aie jamais vécu dans l’heure présente, que j’aie toujours subi cette horrible impression de la déchéance, d’un Éden perdu, d’un « moi » d’autrefois dont le « moi » actuel n’est que l’épreuve dégradée, que la parodie. Est-ce que cela se produit deux fois dans la vie, une rencontre comme la nôtre ? Si ces huit mois qu’a duré notre liaison, — huit petits mois ! — sont devenus toute ma jeunesse, ce n’est pas seulement parce qu’Antoinette avait le génie de l’amour, une magie de fée pour enchanter les moindres choses associées à son sentiment. C’est aussi que j’avais apporté à cette grande artiste en tendresse, avec mon âme de vingt-quatre ans, un instrument tout accordé pour vibrer en harmonie avec elle, une sensibilité toute prête à frémir par elle et pour elle. J’étais vraiment celui qu’elle attendait. Son cruel et brutal mariage, ses longs jours de reploiement intérieur, tant de chagrins rentrés, tant de rêves sans espérance lui avaient encore affiné le cœur. Il y avait en elle à la fois la peur et le besoin de l’émotion, des susceptibilités infinies et des élans presque désespérés vers le bonheur, un tremblement devant ce bonheur enfin possédé, une terreur de le perdre, un souci presque religieux de l’embellir, de l’approfondir, d’en faire ce chef-d’œuvre à deux que je suis seul maintenant à me rappeler, et toute mon éducation sentimentale m’avait comme prédestiné à cette grande amoureuse. Je lui étais arrivé avec le cœur d’homme qu’elle n’osait plus désirer, jeune et docile, ardent et influençable,