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LE FANTÔME.

Sur ces énigmatiques paroles, les deux hommes s’étaient séparés. D’Andiguier, une fois remonté en voiture, avait été pris d’une si ardente fièvre d’impatience qu’il avait ouvert l’enveloppe. Elle contenait en effet une soixantaine de feuillets, arrachés à des cahiers de grandeurs différentes et classés par liasses sous des numéros. Quand le vieillard eut jeté les yeux sur un de ces feuillets, au hasard, un nom qu’il rencontra lui fit jeter un cri… S’il avait menti à Éveline, c’est qu’il n’avait pas pu lui dire ce qu’il avait appris au premier regard dans un sursaut inexprimable d’étonnement et d’épouvante, cette chose extraordinaire et inattendue pour lui jusqu’à la monstruosité : — que Malclerc tout jeune avait connu Mme Duvernay ; qu’il l’avait aimée ; qu’il en avait été aimé ; qu’il avait été son amant ; et que, plus tard, il avait épousé la fille de sa maîtresse, à travers quels désordres de conscience, poussé par la recherche de quelles émotions, puni de cette espèce d’inceste sentimental par quels remords, c’est ce que cette confession allait révéler à d’Andiguier, en même temps que le détail des circonstances, si particulièrement romanesques, où Antoinette avait cherché l’oubli de son funeste mariage… Il était seul ! Il allait pouvoir enfin la lire, cette confession, en dévorer toutes les lignes, tous les mots. À peine assuré du départ définitif d’Éveline, il courut dans l’antichambre, retirer l’enveloppe d’un meuble où il l’avait cachée en rentrant. Quand il la tint de nouveau entre ses mains, et qu’ayant condamné sa porte pour tout le monde, — même pour Mme Malclerc, — il se retrouva, dans le silence de son musée, parmi les nobles objets qui avaient été les muets témoins de sa noble vie, de ses rêves, de ses regrets, de son idolâtrie pour cette Antoinette, dont il avait cru tout savoir, — dont il n’avait pas su cela ! — une lointaine image s’évoqua soudain. Il se revit, dans cette pièce, dix ans auparavant, devant cette haute cheminée, tenant aussi entre ses mains une enveloppe, et la brûlant avec tous les papiers qu’elle enfermait, pour obéir à son amie. Comme il s’était révolté contre le soupçon, apparu alors dans son esprit, que c’étaient des lettres d’amour ! À ce souvenir, une indicible émotion détendit les traits rigides de son visage, que la magnificence de ses sentimens avait fini par empreindre d’une beauté. Une suprême tristesse passa dans ses yeux, et il commença de lire et de relire les pages, pour lui vivantes jusqu’à l’hallucination, où Malclerc lui révélait enfin quels secrets bonheurs, quelles audaces et quelles ardeurs, avaient