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ils sont si petits que je ne peux pas les rapporter. C’est une situation. C’est une atmosphère… Il vous est bien arrivé, dans votre existence, de vous trouver en face d’un ami qui avait quelque chose contre vous sur le cœur, de le sentir, à ses yeux, à son accent, à son silence, et de ne pas savoir ce que c’était ?… Oui ?… Eh bien ! Imaginez cette impression-là, prolongée pendant des jours et des jours, renouvelée, multipliée à toutes les heures, à toutes les minutes, et que l’être qui vous la donne soit ce que vous avez de plus cher au monde, voilà ma vie. Avant nos fiançailles, quand il commençait à venir beaucoup chez ma tante, il avait bien des crises de silence et de tristesse qui le saisissaient tout d’un coup, au moment où il venait d’être le plus gai, le plus confiant. Mais j’avais deviné que je l’intéressais, et j’attribuais ces passages à une hésitation. Je l’avais vu quitter brusquement Hyères, puis y revenir, sans prétexte, sans raison, comme quelqu’un qui lutte. Je l’en aimais mieux. Je l’avais tant aimé tout de suite ! S’il hésitait, s’il luttait, c’est qu’il pensait à me demander, c’est qu’il m’aimait !… Une fois fiancés, il sembla bien, qu’avec l’indécision, ces crises eussent passé. À peine mariés, elles ont repris, et dès le lendemain. Ah ! ce lendemain, je ne l’oublierai jamais. Nous nous étions arrêtés, vous vous le rappelez, dans une petite terre qu’il a, pas très loin de chez sa mère… Personne ne peut savoir ce que c’est pour une femme, dans un jour comme celui-là, de voir son mari devant elle, taciturne, le front sombre, les yeux voilés d’une pensée qu’il ne dit pas, se débattant contre cette pensée, n’arrivant pas à la vaincre ! Étienne sentit quelle peine il me faisait, et il s’attendrit. Je lui demandai, bien timidement, ce qu’il avait, et il me répondit en me plaisantant. Et depuis, ç’a été ainsi toujours, — des alternatives quotidiennes de tendresse et d’éloignement, d’effusions et de silences, d’élans vers moi et de peur, presque d’aversion. J’ai d’abord eu des inquiétudes sur sa santé. J’ai pensé qu’il souffrait physiquement, et qu’il ne voulait pas me le dire, pour ne pas me tourmenter. Je me suis figuré ensuite que j’avais en moi des choses qui lui déplaisaient. Je me suis observée, pour être bien sûre que ce n’était pas un mot, un geste, qui l’avaient froissé. Je l’interrogeais, à cette époque-là ! Peu à peu, comme il me faisait toujours des réponses évasives, je compris que ces inexplicables mélancolies, qui se mettaient ainsi entre nous, avaient une cause ; que, cette cause, il ne vou-