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conjugal. Euripide passait pour être l’ennemi des femmes ; de tout temps nous avons su ce qu’il faut penser de ceux qui ont dit tant de mal des femmes ; ils leur en veulent de les avoir trop aimées. Il a mis à la scène les plus délicieuses figures de femmes et les plus nobles qu’il y ait dans toute la littérature antique. Alceste est l’une d’elles. Comme ses sœurs, une Polyxène ou une Iphigénie, cette héroïne nous ravit parce qu’elle n’est en aucune manière une personnification de l’héroïsme. C’est une femme qui aime son mari, au point d’accepter de mourir pour lui. Au moment où elle meurt, la beauté de son action ne l’enivre, ni ne l’éblouit. Sa mort lui paraît vraiment atroce. Elle est jeune, elle est charmante, elle est reine, elle est épouse, elle est mère, et la vie est le plus grand de tous les biens ! Aussi emplit-elle le palais de ses lamentations et arrose-t-elle de ses larmes les autels familiers. Elle sait l’étendue et la valeur de son sacrifice : elle y mesure l’étendue de la reconnaissance qu’on lui doit en retour. On a bien le droit de faire ses conditions quand on meurt pour les gens. Donc qu’Admète fasse serment de ne pas se remarier ! La mère ne veut pas que ses enfans aient une marâtre. La femme écarte par avance la rivale qui la ferait oublier. Non, Alceste n’est pas une héroïne de tragédie : jusque dans la mort elle reste femme adorablement… L’Alceste française n’apparaît en scène que pour gémir et mourir. M. Rivollet a supprimé de sa version toute « l’étude de femme. »

Alceste est encore la comédie de l’égoïsme. Admète s’est adressé à ses parens et à ses amis et il leur a fait, sans rougir, la même étrange proposition à laquelle tous ont répondu de la même manière. Seule Alceste se dévoue. Admète est un mari qui aime bien sa femme mais qui s’aime mieux lui-même : il accepte le sacrifice de la jeune femme. A sa lâcheté répond la lâcheté toute pareille du vieux Phérès. Ces deux égoïsmes se rencontrent, se heurtent, éclatent dans la scène où le père et le fils, oublieux de toute dignité royale, comme de toute convenance familiale, s’invectivent suivant le rite des portefaix ou des héros d’Homère et se jettent à la face leur mépris réciproque… L’adaptateur moderne a reculé devant ces hardiesses de la tragédie antique. Et cela même est curieux à constater. A l’heure actuelle, nous en sommes à ne pas oser transporter sur notre théâtre des scènes qui datent de plus de deux mille ans et avec lesquelles sont familiarisés nos enfans à qui on les fait lire dans leurs classes. M. Rivollet s’est ingénié à « sauver » la situation. Ce n’est plus par pleutrerie qu’Admète refuse de mourir, c’est par devoir et j’allais dire par esprit de sacrifice. Il doit vivre pour son peuple. Il est la victime de la raison d’État.