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une occasion de s’effacer devant le poète. Gluck écrit de Calzabigi, le librettiste d’Orphée et d’Alceste : « Ce célèbre auteur » (il était aussi conseiller impérial à la Cour des comptes des Pays-Bas), « ayant conçu un nouveau plan de drame lyrique, a substitué aux descriptions fleuries, aux comparaisons inutiles, aux sentencieuses et froides moralités des passions fortes, des situations intéressantes, le langage du cœur et un spectacle toujours varié[1]. » L’éloge assurément n’est que juste. Mais Gluck écrit encore : « Je me ferais un reproche plus sensible si je consentais à me laisser attribuer l’invention du nouveau genre d’opéra italien dont le succès a justifié la tentative : c’est à M. de Calzabigi qu’en appartient le principal mérite et, si ma musique a eu quelque éclat, je crois devoir reconnaître que c’est à lui que j’en suis redevable, puisque c’est lui qui m’a mis à la portée de développer les ressources de mon art[2]. » Pour le coup la modestie de Gluck exagère, mais cet excès même vous montre quel cas il faisait non seulement du « parolier, « comme on dit en jargon d’opéra, mais de la parole elle-même.

N’étant plus continu, le récitatif de Gluck est beau par son intermittence, par le contraste avec les morceaux qui le précèdent et ceux qui le suivent. Après le premier chœur autour du tombeau d’Eurydice, rappelez-vous les premiers mots d’Orphée : Vos plaintes, vos regrets augmentent mon supplice ! ces phrases entrecoupées après ces larges périodes ; après la polyphonie des voix, cette voix solitaire. Dans Iphigénie en Tauride, entre la scène symphonique et chorale du songe d’Oreste et le lamento mélodique d’Iphigénie, comme il est à sa place et comme il fait équilibre, le dialogue on style récitatif d’Iphigénie et d’Oreste !

Pris à part, le récitatif de Gluck n’est pas moins admirable. Tandis que le plus souvent les récits de Mozart lui-même ne font que préparer un air, un chœur, auquel ils aboutissent nécessairement, qui les complète et les couronne, le récitatif de Gluck se suffit, il existe en soi. Comme la mélodie, il est un être vivant, avec ses organes, ses formes et ses membres. Son ancienne rigueur s’est détendue ; assoupli maintenant et plastique, il prête, il ploie, il joue. Quelquefois même c’est de bien moins qu’une phrase, c’est d’un nom seul : celui d’Eurydice ou d’Iphigénie, qu’il

  1. Cité par M. Julien Tiersot dans la préface de la grande partition d’Orphée (édition Pelletan).
  2. Ibid.