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LES TRONÇONS DU GLAIVE.

ment qu’elle dît adieu au vieillard ; il ordonna : — Faites vite.

Gabrielle s’élançait au cou de Jean Réal, l’attirait. Et, le pressant sur son cœur, elle sanglotait, muette. Dans l’étroit embrassement, elle faisait tenir l’âme de tous les Réal, une exaltation de douleur, de vénération et de tendresse. La femme de Lucache, se débattant aux mains des soldats, hurlait toujours. Une détonation roula, en coup de tonnerre. Hagarde, Gabrielle vit le mur de l’église, Fayet étendu les bras en avant, face à terre, Lucache sanglant redressé sur un poignet ; l’instituteur, dans un cri de défi, jetait sa foi : — Vive la République ! et il tomba. Mais déjà Jean Réal, arraché d’elle, était debout, près des cadavres. Contre le mur étoilé de rouge et d’éclats de pierre, il se dressait dans sa haute taille. Ses yeux clairs ne sourcillaient pas. Gabrielle sentit le regard suprême descendre en elle ; un doux, un lumineux regard de conscience satisfaite. Les fusils s’abaissaient. Il eut le temps de crier : — Vive la France !…

… Maintenant, au château dont les Prussiens parcouraient le rez-de-chaussée avec des vociférations de triomphe haineux, brisant les glaces, arrachant tentures et portraits, précipitant les meubles par les fenêtres, deux pièces respectées par les pillards restaient closes, dans un silence terrifié. L’une abritait la vieille Marceline au lit. Assise sur son séant, l’esprit affaibli, elle écoutait, sans se l’expliquer, le tumulte. Elle ne savait rien encore, conservait une étrange placidité. À son chevet, Marcelle toute révulsée d’avoir vu rapporter le corps du grand-père sur une civière, les yeux pleins de larmes qu’elle essayait de retenir, caressait les cheveux de Rose, qui, abattue contre elle, suffoquait de sanglots. À l’autre bout du corridor, Gabrielle et Marie, de chaque côté de Jean Réal, pleuraient et priaient. Dans la cour, le sous-lieutenant de réserve, présidant à la destruction, marchait de long en large. Aussitôt après l’exécution, à neuf heures, le saccage officiel de Charmont avait commencé, il devait prendre fin à midi. L’officier tira sa montre : il restait aux uhlans un quart d’heure.

Ils en profitaient pour envahir les communs, amasser la paille de litière et des fagots dans les boxes de l’écurie réservée ; le vieux Germain était tiré de sa chambre ; revolver sous le menton, on le forçait à allumer lui-même le feu. Une fumée acre tourbillonna, des flammes léchèrent les cloisons de bois. Et lorsque, l’heure sonnant, le sous-lieutenant remit sa montre en poche,