Page:Revue des Deux Mondes - 1900 - tome 162.djvu/620

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

relégué derrière la scène. Ainsi tout se ramène à la parole, ou plutôt s’y soumet et s’y réduit. Pour elle, on ne serait pas loin de négliger le sentiment, qu’elle absorbe parfois plutôt qu’elle ne l’exprime. La partie rationnelle de la musique s’accroît aux dépens de la partie passionnelle ; de là vient la clarté, mais la sécheresse aussi ; de là vient qu’en lisant aujourd’hui l’Euridice de Péri ou celle de Caccini, l’intelligence est toujours satisfaite, mais le cœur se sent plus rarement ému.

Ouvrons l’une ou l’autre, et de préférence celle de Caccini. Écrites sur le même texte, toutes deux se ressemblent et, à peu de chose près, se valent. Mais, outre que Caccini, suivant quelques contemporains, fut le véritable créateur du style nouveau[1], sa partition possède un avantage certain : publiée par fragmens, en édition moderne, avec réalisation de la basse chiffrée, elle est d’une lecture plus facile et plus agréable[2].

Tout respire en cette œuvre le sentiment de l’antiquité. Il y passe de temps en temps comme un souffle bucolique, un parfum de Virgile que, même dans l’Orphée de Gluck, nous ne retrouverons plus. Sous la poésie et parfois sous la musique, on sent la nature présente. Orphée est le fils errant et rêveur des montagnes, des cavernes et des forêts. Triste sans cause, même avant son malheur, il leur chantait sur la lyre sa mystérieuse tristesse. Et, comme lui, ses compagnons invoquent sans cesse les puissances, ennemies ou favorables, de la terre, des eaux et des bois. En ce premier Orphée, la mythologie enveloppe encore l’humanité. Le personnel du drame n’est composé que de bergers et de nymphes, de déesses et de dieux. L’amour et le deuil, tout y est amorti et comme éteint.

Plutôt que le relief du marbre ou l’éclat de la peinture, l’œuvre primitive a pour nous la douceur d’une tapisserie aux tons passés. Auprès du commencement d’Orphée, par exemple, le début de l’une ou l’autre Euridice pâlit. Rappelez-vous Gluck, et comme il entre d’emblée dans l’humanité et dans la douleur, dans la vie, ou plutôt dans la mort. Souvenez-vous du cri : Eurydice ! Eurydice ! de la nuit venant sur le tombeau, comme pour marquer, fût-ce par un détail de mise en scène et par le choix de l’heure,

  1. « Questo è stato il primo ch’ hubbia cantalo a voce sola soprà li strumenti nuisicali in stile recitalivo. » Bonini, cité par A. de la Fape, loc. cit.
  2. Die Oper, von ihren ersten Anfängen zur Mitte des XVIIIen Iahrhunderts (Erster Theil), von Robert Eitner ; Leipzig ; Breitkopf und Haertel.