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jamais s’en passer. » Le déjeuner fini, ce fut un flot d’arrivans, des ambassadeurs, des ministres, des députés. Il n’y eut plus moyen de saisir le Président. Le général y renonça ; décidément, on ne pouvait pas lutter avec ce diable d’homme ! Il partit, reconduit jusqu’au seuil par M. Thiers, ravi de son succès, et qui le comblait de prévenances. En voiture, il se mit à rire de la comédie qu’il avait subie et me répéta son mot favori : « Vous voyez bien, nous n’entendons rien à la politique ! »

Cette parole, il nous la redit avec une inquiète gravité, le 24 mai 1873, quand le maréchal de Mac-Mahon accepta la succession de M. Thiers : non qu’il ne ressentît, de son élévation, comme toute l’armée, une réelle et très sincère satisfaction, mais parce qu’avec son fin bon sens et sa modeste sincérité, jugeant les hommes de guerre imparfaitement préparés aux difficultés du gouvernement, il en redoutait, pour son vieux compagnon d’armes, les embarras et les amertumes.

Le grand événement du 24 mai marqua, dans la vie du Louvre, une période nouvelle. La situation militaire du général fut accrue : à ses fonctions de gouverneur s’ajouta le commandement en chef de l’armée de Paris, jusque-là exercé par le maréchal. La politique eut, de moins en moins, place en ses occupations : il fut tout à sa responsabilité militaire.

Sans doute, les espérances qui firent battre tant de cœurs, en cette année 1873, agitèrent le sien, comme les nôtres. Il souhaitait, en son âme de patriote, que le rétablissement de l’antique monarchie replaçât la France dans sa voie traditionnelle, et lui rendît sa grandeur et son prestige. Autour de lui, les vœux étaient ardens. Mais pas un instant il ne se départit de sa réserve coutumière. Dans son entourage, les conversations étaient vives, passionnées ; il laissait dire, parlait peu, et attendait, prêt, comme toujours, à obéir, en tout ce qui n’appartenait pas à sa propre initiative. Quand le dernier espoir fut brisé, il eut seulement, comme au soir de Saint-Privat, un geste désolé, puis reprit aussitôt son ordinaire sérénité et la ponctuelle régularité de ses habitudes militaires.

Sa vie de famille était, dès lors, son meilleur délassement. Il nous y admettait avec une cordiale simplicité et le souvenir de cette intimité éclaire d’un rayon très doux ces belles années de notre vie, où nous croyions encore, dans un viril enthousiasme, monter vers la régénération ardemment espérée.