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LES TRONÇONS DU GLAIVE.

Alors Lucache, frémissant d’une émotion généreuse, cria :

— Fusillez-moi aussi, j’en étais.

Il s’était placé à côté de Jean Réal. Tout humble maître d’école, obscur plébéien qu’il était, il savait faire son devoir, comme un autre ! Un élan vers l’idéal de sa vie, l’ardent civisme républicain, l’emportait, dans une offrande de sacrifice. Et pourtant, il aimait sa femme.

À ce moment, un brouhaha montait de la rue. Des cuirassiers, au grand trot, débouchaient. Presque aussitôt, un officier entra, tenant un fusil de chasse. Le capitaine, après avoir échangé quelques explications, prenait, examinait l’arme, et la présentant :

— Auquel de vous est-ce ?

Réal et Lucache avaient reconnu le fusil de Fayet. Leur cœur se serra. Pourvu que personne n’eût de soupçons ! Ils souhaitaient que le garde champêtre et La Pipe s’en tirassent. Le vigneron n’était pas encore rentré ; peut-être il échapperait. Jean Réal eut une idée, et très vite : — C’est à moi.

Mais Massart, hypnotisé, demandait : — Laissez voir.

Avec des mains tremblantes il tournait, retournait le canon double. Il s’exclama : — C’est à Fayet !

Le sous-lieutenant de réserve, de retour, pénétrait dans la salle, se penchait à l’oreille du capitaine. Celui-ci, sursautant, narines pincées d’une colère qui lui verdissait la figure, dit insolemment à Jean Réal :

— Ce n’est pas la peine de vous charger des fusils des autres. Vous en avez assez dans vos caves ! Votre compte est bon.

Une colère étranglait sa fausse politesse. Jean Réal, de ses yeux clairs, le dévisagea, paisible, puis, dirigeant sur Pacaut et Massart un regard profond, dardé droit, qui les perçait jusqu’à l’âme, après un moment, il détourna la tête. Un morne silence pesa. On cherchait, on amenait le garde champêtre :

— Vous connaissez cela ? fit le capitaine, en montrant le fusil.

Fayet consulta l’assistance, fit le salut militaire à Jean Réal. Et clignant son petit œil : — Y a pas mon nom dessus !

Massart ricanait :

— Non, mais tout le pays t’la vu su’l’dos !

Fayet secoua la tête, imperturbable : — Connais pas.

— Alors c’est bien à celui-là, comme il le prétend ? dit le capitaine en montrant Jean Réal.