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hâtaient, partout, de relever leurs tréteaux. Les censeurs donnaient leur avis, et je proposais au général des conclusions, toujours acceptées. Nous n’étions pas bien sévères.

Un jour, au commencement de 1872, ces messieurs arrivèrent, plus préoccupés que de coutume, avec un gros manuscrit. C’était Rabagas. Ils réservaient leur opinion ; le général déciderait. Mis au courant, au premier mot, il voulut interdire la pièce, à cause des manifestations possibles. Je l’avais lue, j’osai lui demander de suspendre son jugement, et d’entendre au moins quelques scènes ; il consentit, je commençai la lecture ; au deuxième acte, il était vaincu. On joua Rabagas, au Vaudeville, sans manifestations, et avec un succès énorme.

Ce fut, je pense, notre plus grande audace. Hors de là, malgré l’état de siège, toutes les affaires importantes étaient soumises aux ministres et à M. Thiers. Le général n’était, en fait, que l’exécuteur de leurs décisions. Il y avait bien quelque difficulté, quand la politique du Président lui paraissait trop habile ou trop diverse pour sa simple droiture ; mais la souplesse et la séduction de l’homme d’Etat venaient bien vite à bout des répugnances ou des hésitations du soldat.

Je ne sais quelle concession, faite à propos d’une affaire parisienne, aux exigences de la gauche, ayant ainsi ému le général plus fortement que de coutume, il lit atteler et courut à Versailles pour offrir sa démission. Je l’accompagnais. Quand il arriva, le conseil terminait sa séance ; il était tard, le déjeuner attendait. M. Thiers vint, de sa petite marche rapide, au-devant du général, le couvrit de gentillesses, l’entraîna par le bras, et le força, quoiqu’il eût pris son repas, d’assister au sien, me faisant asseoir de l’autre côté ; quelques visiteurs étaient là, comme nous, en spectateurs ; et ce fut un feu roulant, M. Thiers parlant sans discontinuer, de sa voix grêle et claire, prenant à témoin Mme Thiers, et M. Barthélémy Saint-Hilaire, et les secrétaires, racontant les courses de Longchamps, qui, pour la première fois depuis la guerre et la Commune, avaient eu lieu la veille, auxquelles il avait assisté et où, disait-il, avec une fierté mutine, « il y avait autant de monde que sous l’Empire, » vantant alors la prospérité renaissante, l’ordre et la paix rétablis, et puis, comme entraîné par un mouvement du cœur, se tournant vers le gouverneur et le remerciant de les assurer si bien, avec tant de tact, de sagesse et de fermeté : « Ses services étaient inappréciables, on ne pourrait