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lui, m’ayant reconnu, abandonnant les rênes, se pencha, le visage radieux, comme pour m’embrasser, en s’écriant : « Allons, il y aura encore de beaux jours pour la France ! » Accolade imprévue, dont le souvenir devait apparaître à nos cœurs, comme un prophétique avertissement, quand, huit mois plus tard, une intime fraternité d’armes nous rapprocha, dans un même dévouement, derrière le chef qui, ce jour-là, personnifia pour nous la victoire espérée !

Si elle nous échappa, ce n’est pas le général de Ladmirault que la France en doit accuser. Il eût suffi que Bazaine, s’arrachant enfin au spectacle magnifique des formidables engagemens de son aile gauche, vînt là, à sa droite, vers le chemin qui monte à Mars-la-Tour, regarder ce que voyait le dernier des soldats : les divisions du quatrième corps, Grenier et de Gissey, touchant presque à la route de Verdun et, à deux pas en arrière, près de Saint-Marcel, la moitié du troisième, les divisions Aymard et Nayral, n’attendant qu’un signe pour courir à leur aide, mais retenues dans l’inaction, par un ordre formel, sous un feu inutilement meurtrier : puis, un peu plus tard, sur leur flanc, roulant comme un tourbillon furieux, la légendaire mêlée de cavalerie du plateau d’Yron, où le général Legrand tombait frappé d’un coup de pointe, en tête de ses régimens, et, tout près de là, sous la main, deux de nos brigades, l’une de chasseurs, l’autre de dragons, qui pouvaient, si un ordre supérieur les eût jetées à temps sur le plateau, y tomber d’un poids décisif, au lieu de n’y arriver, entraînées enfin par le général de Clérembault, que pour rencontrer la tourmente des escadrons confondus.

Bazaine aurait vu ce commencement de victoire et ces forces disponibles, prêtes à l’achever : alors, s’il l’eût voulu, d’un mol, il eût changé l’histoire. Car, le général de Ladmirault soutenu, le 10 août à quatre heures du soir, c’était, sans aucun doute possible, la route de Verdun occupée ; puis, dans l’irrésistible élan du succès, l’armée du prince Frédéric-Charles, encore inférieure en nombre à la nôtre et décimée par des pertes énormes, contrainte enfin à reculer, refoulée sur les défilés étroits par où elle s’était élevée de Gorze à Vionville, et payant chèrement sa marche, audacieuse. C’était la France délivrée, la Prusse arrêtée, l’Europe affranchie !

Quand, sur la plaine sanglante où demeuraient couchés près de 33000 hommes, la nuit fut tombée, longtemps encore