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les autres tournoyaient dans un affolement de surprise, les chevaux cabrés ou galopant, étriers vides. À l’abri des voitures arrêtées, les convoyeurs se défilaient ; mais déjà trois cavaliers, la latte au poing, s’élançaient vers l’embuscade. Ralentis par des fossés, le talus glissant, ils avaient beau fouiller : plus personne. Les taillis enfonçaient leur profondeur mystérieuse, hérissée de buissons et d’arbres. Impossible de s’y engager à cheval. Fayet le savait bien. Et tandis que les cuirassiers, furieux, rebroussaient chemin, les quatre hommes à toutes jambes détalaient. En passant dans une ravine profonde, ils jetaient leurs fusils. Le garde champêtre, pour ne pas perdre le sien, le cacha dans la hutte, sous un lit de bruyères. — Comme cela, dit-il, je le retrouverai la prochaine fois. Il était ravi, ça allait bien ; on pourrait recommencer ! Avant de sortir des bois, ils se séparèrent. Chacun rallierait isolément Charmont. Dans une ferme de la plaine, un coq chanta. Le jour brumeux s’éclaircissait.

Jean Réal, lorsque, vers onze heures, il rentra au château, apprit qu’en leur absence un drame avait bouleversé le village. De grand matin, venant de Vouvray, des uhlans avaient envahi la mairie ; ils réquisitionnaient cinquante moutons ; et, comme Pacaut, s’arrachant les cheveux, déclarait qu’on n’en trouverait plus cinq, ils l’avaient empoigné, bousculé. Alors l’Innocent, en train de roder près des chevaux, s’était approché tout doucement du cavalier qui tenait les brides. Sournois, il avait tiré de sa manche un rasoir, puis d’un bond avait sauté sur l’homme, lui coupant la gorge. Le blessé s’affalait. Ivre à la vue du flot rouge jaillissant de l’artère, l’Innocent lâchait le corps, dansait autour. On se précipitait. Un uhlan ligottait Pacaut, les autres assaillaient le fou, ils voulaient le prendre vivant pour le martyriser. Mais l’Innocent brandissait son rasoir, roulant des yeux dilatés, un filet de bave aux lèvres. Il était si terrible que les uhlans reculèrent. Abattu d’un coup de revolver, comme une bête enragée, piétiné avec fureur, on le jetait au fumier. Inassouvis, ils rouaient de coups le maire atterré, s’élançaient à la cure d’où ils traînaient M. Bompin, tête nue, gémissant. L’instituteur introuvable, — où pouvait-il être ? — ils s’emparaient de Massart, qu’un zèle intempestif avait amené sur la place ; mais où était le propriétaire du château ? Absent ? On le rattraperait. Et, chargeant sur une charrette le mourant, poussant devant eux, au pas de leurs chevaux, les otages mains liées, ils s’éloi-