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LES TRONÇONS DU GLAIVE.

sa vie. À son âge, c’était peu. Le souvenir de tous ceux des siens qui remplissaient leur métier d’homme le fortifiait. Ses fils, Charles, Gustave, mettaient leur science, leur art au service de la patrie, ses petits-fils Eugène, Louis, Henri marchaient dans le rang. Son beau-fils, le vieux Du Breuil, ses cousins de Nairve Frédéric et le marin, Poncet, Martial, tous offraient leur sang et leur pensée. Son neveu Pierre, à Mayence, le forestier à Stettin, avaient apporté leur tribut. Et lui seul, chef de cette grande famille, il resterait inutile au foyer, alors qu’il avait encore bon pied, bon œil ? Une voix lui souffla : « Tu n’échapperas pas aux représailles. Et qu’empêcheras-tu ? Que restera-t-il de ton sacrifice ? » Il répondait : « L’exemple. »

Quand l’aube se leva, dans un ciel d’encre, ils étaient tapis à l’orée du bois, abrités par un talus couvert de broussailles. L’épaisseur du taillis, obscure, s’élargissait, propice à la retraite. Fayet était parti en reconnaissance, pour relever les traces de la bête. De grands pans de brume flottaient à ras de la plaine, attachés aux lignes d’arbres. Derrière eux le jour terne grandissait, laissant les bois dans le brouillard et l’ombre. De la feuillée humide, de la terre brune montait une odeur d’eau. Dans le vaste silence, à peine, par instans un craquement de branches. Ils avaient une gaieté saine de chasseurs. Jean Réal eût volontiers sifflé. La Pipe, un œil mi-clos, vieille figure ridée, exhalait avec satisfaction, de son brûle-gueule vissé, des bouffées rares. Le visage de Lucache, comme éclairé en dedans, se tendait, les yeux aigus, dans une concentration intense. Un bruit d’herbes foulées révéla Fayet, se glissant courbé en deux. Ses petits yeux riaient. « Ils arrivaient. Une douzaine de cuirassiers bleus, avec des voitures. Ils avaient dû coucher à Sorgues. » Il s’allongea près de Lucache, arma son fusil. Leurs yeux se rivaient au chemin, leurs cœurs battaient. Un bruit de roues lointain murmura. Enfin ! Deux éclaireurs surgirent, puis la petite troupe. Elle se dessina peu à peu. Les cuirassiers encadraient le convoi, en tête un sous-officier se détachait.

— Je le retiens, dit Jean Réal.

Chacun choisissait le sien, attendait, crosse à l’épaule, que le gibier fût à cent mètres. Jean Réal, à tenir le wachmeister en joue, savourait une joie froide, comme à quelque tiré de loup. Un coup de feu, puis trois autres, suivis d’une deuxième décharge. Le sous-officier, un éclaireur et deux cuirassiers dégringolaient,