Page:Revue des Deux Mondes - 1900 - tome 162.djvu/520

Cette page a été validée par deux contributeurs.
516
REVUE DES DEUX MONDES.

une si délicate enquête. Il s’était heurté à cette réserve dont il avait tant souffert jadis chez son amie, à cette douceur impénétrable des yeux, de la voix, du sourire. L’attitude de Malclerc, qui, visiblement, l’évitait, avait achevé de lui persuader que le jeune ménage n’était pas heureux. Comme ces observations avaient coïncidé avec un début de grossesse d’Éveline, il s’était dit que sans doute la fille était la victime du même abandon brutal dont avait été victime sa mère, qu’avec d’autres dehors, une apparente distinction, une intelligence plus fine, Étienne Malclerc avait éprouvé pour sa femme la même passion sans amour que jadis Albert Duvernay pour la sienne, et le même détachement après la possession. Il avait espéré que cette identité entre les destinées des deux femmes se produirait du moins jusqu’au bout, et que la maternité apporterait à Éveline aussi l’apaisement. Elle en était au huitième mois, et, quoique, avec la délivrance approchante, sa mélancolie ne fit que grandir, d’Andiguier n’avait pas renoncé à cette espérance… Et voici qu’il apprenait tout d’un coup qu’un incident décisif venait de surgir entre Malclerc et sa femme. Le billet qu’il avait reçu ne s’expliquait pas autrement. Quel incident ? Quel était cet « affreux malheur » que la pauvre enfant redoutait et qui devait être bien terrible en effet pour qu’elle se fût décidée à crier vers lui ?… Encore quelques minutes, — la pendule marquait dix heures moins cinq, — et il saurait la vérité. À mesure que cet instant du rendez-vous fixé par Éveline approchait, la nervosité du vieillard augmentait. Il continuait d’aller et de venir entre ses marbres et ses tableaux, toujours sans les voir. Parfois il s’arrêtait, l’oreille au guet. Quand les deux coups de cloche que le portier sonnait pour annoncer les visiteurs eurent tinté, il dut s’asseoir, tant son émotion de cette attente était vive, — aussi vive que si, au lieu d’être le d’Andiguier de soixante et un ans qu’il était aujourd’hui, il eût été l’adolescent de dix-huit, celui d’avant les inévitables renoncemens, qui rêvait d’autres amours que celles qu’il avait eues, aussi ardentes, aussi fidèles, — mais partagées !… Il songea tout d’un coup que celle qui venait chez lui avait besoin de son aide et par conséquent de son énergie. Il eut honte de sa faiblesse et se redressa. Il évoqua mentalement la morte dont Éveline était la fille, et, quand la jeune femme entra dans le salon, elle le trouva qui venait au-devant d’elle, souriant, et les mains tendues.