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LES TRONÇONS DU GLAIVE.

avait cassé des centaines de bouteilles, crevé des tonneaux pleins. Et ce raffinement de méchanceté lui avait été le plus sensible, blessant en lui l’homme de la vigne, le propriétaire si fier de son Clos-Réal. Sans parler du reste, son parc troué de coupes, de gros arbres sciés ras, pour entretenir les brasiers monstres. Et l’étable dont successivement bœufs et vaches avaient été tués, emmenés ; la bergerie où il ne restait qu’un vieux bouc aveugle ! Cinquante ans de travail et d’épargne se révoltaient en lui. L’idée que par tout le territoire envahi de semblables tyrannies s’exerçaient, loin de le consoler avec le malheur d’autrui, ravivait l’étendue de ses regrets. Tant de richesses perdues, une moisson d’effort piétinée ! Dans son amour de la terre, de son Charmont, il souffrait pour toute la terre de France.

Marcelle et Rose, dans la maison retombée au calme, mais dépouillée de son intimité familiale, privée de sa vieille âme erraient comme des ombres en peine. Tout ce qui avait été le cadre heureux de leur enfance leur paraissait étranger ; les choses ne leur appartenaient plus. Dans le salon où les soirées s’égrenaient de nouveau, au tic tac grave de la pendule, tentures et meubles restaient imprégnés d’un relent de tabac. De gros doigts avaient sali l’album aux photographies, crayonné en marge des remarques d’une finesse douteuse. Une pipe ornait la bouche d’une vieille tante. Sous le portrait de Maurice, vigoureux dans son uniforme de forestier, s’étalait ce mot : Magnifique !!! Marcelle, qui l’aimait bien, s’attristait ; on avait su, par une lettre jetée à la poste en chemin, la raison qui avait empêché le cousin de venir passer avec eux la soirée de Noël. Suspecté à cause des travaux de défense naguère exécutés dans la forêt d’Amboise, il avait été brutalement enlevé comme otage, avec M. Brémond et quelques autres notables. Mesure d’intimidation largement appliquée dans toutes les villes conquises, et dont l’arbitraire égalait l’odieux ; on l’envoyait à Stettin. Marcelle avait grandi, devenue plus sérieuse encore, aidant sa mère comme une vraie petite femme. Quant à Rose, elle traversait une crise de croissance, poussée en asperge, pâle et maussade. On ne l’entendait jamais plus rire. Elle restait à présent des heures le front aux vitres, pleurait pour rien.

Ainsi chacun, dans ce resserrement de la vie commune, s’isolait, gardant une blessure. Mais nul ne la ressentait si profond que Marie, pas même Mme  Réal, soutenue par son âme coura-