Page:Revue des Deux Mondes - 1900 - tome 162.djvu/509

Cette page a été validée par deux contributeurs.
505
LE FANTÔME.

fiant jamais à aucun plaisir. Enfin, elle avait déployé, pour cet ami plus âgé, un tact exquis du cœur, dont celui-ci eût joui davantage, s’il n’y avait pas discerné cette volonté un peu trop réfléchie, cette stricte surveillance de soi qui continuait à doubler de mystère ces calmes et impénétrables yeux bleus. Mais d’Andiguier espérait que c’était du mystère heureux, maintenant que ces beaux yeux profonds avaient d’autres prunelles où retrouver leur couleur et leur expression. Car, tout de suite, et à travers les différences inévitables de l’âge, une ressemblance réellement saisissante s’était déclarée entre la petite fille et la mère. C’était exactement, à vingt-deux ans de distance, le même être, avec la même délicatesse de traits, le même teint transparent de blonde, les mêmes formes des doigts, les mêmes gestes, le même regard, et, à de tout petits signes, d’Andiguier devinait que ce serait aussi la même nature, concentrée, repliée, toute en silences. Elles se peignaient ainsi dans sa mémoire, l’une à côté de l’autre, l’une enfant, l’autre femme, et si pareilles, telles qu’il les avait contemplées tant de fois, et, chaque fois, il avait aimé l’enfant davantage, persuadé qu’elle suffirait, qu’elle suffisait à la jeune mère, et que celle-ci, sous cette innocente influence, faisait mieux que subir, qu’elle acceptait son sort…

Troisième étape : un événement bien simple, mais dont Philippe n’avait jamais admis l’hypothèse, avait tout d’un coup rouvert la période des appréhensions anxieuses. Antoinette était devenue veuve. Albert Duvernay, passionné de chasse, et qui se trouvait le locataire d’un des plus beaux tirés de Compiègne, s’étant obstiné à recevoir la pluie torrentielle d’une après-midi d’automne, avait pris là une fluxion de poitrine. Il avait été emporté en une semaine. Antoinette veuve ! Antoinette libre, — libre de refaire sa vie, — libre d’aimer et d’épouser qui elle aimerait ! Comment l’amoureux, qui se savait toléré parce que son amie n’aimait personne d’amour, n’eût-il pas été bouleversé d’inquiétude à cette idée ? Comment n’eût-il pas redouté, en se le reprochant, cette possibilité pour la jeune femme d’un second mariage, et suivant son cœur ? Quelle crise de jalousie à vide il avait subie, et à travers quels remords ! Quand il se dirigeait vers l’hôtel de la rue de Lisbonne, dans ces temps-là, et qu’il voyait les fenêtres du salon, il lui fallait s’arrêter un moment. Tout son cœur lui faisait mal à la pensée qu’il allait peut-être rencontrer,