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l’énorme ville, étalée à leurs pieds, perçu sa rumeur de travail et d’espoir ! Maintenant, le bombardement couvrait tout ; Paris morne, affamé, gisait inerte. Nul secours possible désormais. La province, terrassée, ne viendrait pas. Du côté de Versailles, dans un ciel d’incendie triomphal, des nuages de pourpre et d’or flottaient. Et, tonnant à l’horizon barré, les canons Krupp saluaient de leurs salves déchaînées Guillaume empereur, l’apothéose allemande.

XX

À Charmont, vidé, ruiné, la première quinzaine de janvier s’était écoulée, déserte. Les grands passages de troupes avaient cessé. L’occupation allemande implantée à Blois, à Amboise, à Tours, terrorisait le pays. Un morne silence enveloppait les campagnes, troublées seulement par les apparitions de détachemens en réquisition. Au trot insolent des cavaliers, au pas lourd des soldats de la landwehr, le pillage en règle se poursuivait. Le village rongé jusqu’à l’os, hangars vides, murs nus, devait rendre encore. Indépendamment de ce qu’avait raflé l’armée en marche, du million que faisaient suer à chaque département les préfets de l’occupation, il fallait donner, donner toujours. L’essentiel était que la France, pressurée, broyée, ne pût de longtemps nuire, se relever. Et les villes étaient frappées d’amendes et de contributions, les campagnes mises à sac ; tout l’or du sol arraché de ses réserves, tari dans sa source.

Au château, il était temps que les déprédations, les outrages renouvelés à chaque campement, fussent un moment suspendus. La longue patience de Jean Réal était à bout. Encore quelques jours comme cela, et il faisait un malheur. Marceline, insensibilisée, absorbée dans la vie machinale des très vieilles gens, n’avait pas soupçonné la gravité du danger ; Gabrielle l’avait comprise, horriblement inquiète, cachant son angoisse. Jean Réal s’enfonçait en de longs mutismes ; une idée fixe semblait alors brûler dans ses yeux clairs, sous l’arcade broussailleuse des sourcils blancs. Il avait trop souffert à voir son bien aux mains de l’envahisseur, le résultat de son labeur infatigable en un mois détruit, sa maison souillée, ses greniers et ses caves ravagés. Jusqu’à la dernière gerbe de paille, au dernier sac d’avoine, on avait tout pris, tout gâché. On ne s’était pas contenté de boire, on