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LE FANTÔME.

qu’un échappé du collège qui se rend à son premier bal ! — « Sera-t-elle là ? » se demandait-il en descendant les marches de l’escalier d’un pas presque tremblant. « Mais qui est-elle ? Comment le savoir ? Comment arriver à lui parler, à lui expliquer ma présence devant sa fenêtre ?… Comme elle pleurait !… Qu’avait-elle ?… Ah ! Si je pouvais quelque chose pour elle !… Comment la connaître ?… » Le tourbillonnement de ces questions confondait sa pensée et lui donnait une espèce de fièvre. Que devint-il, lorsqu’il entra dans le hall, où plusieurs personnes attendaient avant de passer dans la salle à manger et qu’il aperçut la jeune fille dont il venait de surprendre les larmes désolées, assise dans un des coins et causant avec trois personnes : une femme plus âgée, sa mère, sans doute, et deux hommes, un de trente ans à peine… Dans l’autre, Philippe reconnut, avec un saisissement dont il n’aurait su dire si c’était de la joie ou de la douleur, un de ses aînés de la Cour des comptes, un conseiller référendaire comme lui-même, démissionnaire depuis le 4 septembre, un certain André de Montéran. Et aucun moyen de reculer. Montéran l’avait reconnu aussi, et, tout en esquissant un geste de surprise, il s’avançait droit sur lui, la main ouverte, et lui disait :

— Vous ici, mon cher d’Andiguier ?… Mais quelle bonne chance ! et il répétait : Quelle bonne chance ! Vous venez de passer vos vacances en Italie ? Vous nous avez rapporté des merveilles, j’en suis sûr !… Et notre pauvre palais du quai d’Orsay ?… Vous allez me donner des nouvelles des collègues… Depuis le siège, je n’en ai plus… Vous avez eu plus de patience que moi, vous, et vous n’avez pas démissionné… Vous avez peut-être eu raison… Mais nous aurons le temps de causer de tout cela… Venez que je vous présente à Mme  de Montéran, à ma fille Antoinette et à M. Albert Duvernay, mon futur gendre… Un mariage qui me rend très heureux. Je vous conterai cela…

Ces confidences, passablement incohérentes, avaient été faites, pêle-mêle, avec l’expression, officiellement attristée, mais réellement triomphante, d’un homme qui en retrouve un autre après d’horribles catastrophes nationales, et qui tout de même n’ose pas trop étaler son contentement privé. Ce ne fut pas le contraste entre les désastres de la France et l’égoïste satisfaction de son ancien collègue qui frappa Philippe en ce moment. Ce fut un autre contraste, et rendu plus poignant par son immédiate évidence. M. d’Andiguier devait revoir toute sa vie l’aspect indif-