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LE FANTÔME.

une personne entrer. Comme il se tenait lui-même parfaitement immobile et un peu en arrière du balcon, cette personne non plus n’avait pas soupçonné sa présence. La plus élémentaire discrétion commandait qu’il la révélât, cette présence, en remuant son fauteuil ou en marchant avec un peu de fracas. Un mouvement d’une curiosité irrésistible voulut que, tout au contraire, il restât plus immobile et s’arrêtât presque de respirer. Comme les sanglots continuaient, coupés maintenant de ce cri : « Ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! » cette curiosité grandit encore, et le fit se lever avec des précautions de coupable et s’avancer jusqu’au balcon sur la pointe des pieds. Les gémissemens ne cessèrent pas. Il crut reconnaître un accent de femme. Jamais il ne put s’expliquer plus tard quelle impulsion, si entièrement contraire à son caractère, le conduisit à franchir la petite chaîne qui séparait la partie du balcon réservée à sa chambre, et à marcher, toujours sur la pointe des pieds, jusqu’à la fenêtre de la pièce d’où s’échappait cette plainte. Cette fenêtre était à demi ouverte. Il put voir, par l’entre-bâillement, une femme assise dans un fauteuil, la tête renversée en arrière, les mains allongées sur ses genoux, dans l’attitude du plus complet désespoir, les joues inondées de larmes, les lèvres ouvertes et frémissantes, le sein soulevé d’une palpitation convulsive. L’inconnue était jeune, et si belle que même cette tension de toutes ses fibres dans ce spasme de chagrin ne la défigurait pas. Philippe put voir qu’elle était blonde, qu’elle avait des yeux bleus dont les larmes fonçaient encore l’azur, des traits d’une extrême finesse dans un teint d’une transparence rosée, une bouche un peu renflée et des dents charmantes, des pieds et des mains tout frêles. Avec ce regard dressé à l’observation inquisitive du détail qui est celui des experts en tableaux, il vit aussi qu’elle ne portait aucune bague à ses doigts, ce qui acheva de lui persuader qu’elle était une jeune fille. Rentrée de promenade depuis quelques instans à peine, elle avait mis sur une chaise, auprès d’elle, son chapeau, sa voilette, son ombrelle, ses gants, et gardé sa robe de serge blanche, assez courte et qui, découvrant ses chevilles menues, lui donnait un air plus jeune encore et presque enfantin. Ce caractère d’adolescence fragile, comme répandu sur toute sa personne, achevait de rendre plus saisissante l’extraordinaire intensité de la souffrance qu’exprimait ce joli visage. Le spectacle de cette enfant en train de pleurer ainsi, dans le cadre de cette nature, où tout, à cet âge, aurait dû lui parler de bonheur et