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en ce moment, de sorte que Philippe se trouva dans une solitude parfaite, pour jouir de l’admirable paysage qui se développait devant lui. Pour les dévots de peinture comme lui, ces horizons italiens ont un double charme : leur beauté propre, et le rappel d’aspects déjà aimés dans les chefs-d’œuvre des vieux maîtres. Sous la lumière de ce soir tombant, ce coin retiré du lac de Côme révélait, avec plus d’évidence encore, ce qui fait sa poésie spéciale et celle aussi des toiles et des fresques des artistes grandis sur ses bords : un Luini, un Gaudenzio Ferrari, un Boltraffio, ce mélange incomparable d’opulence et de grâce, de noblesse et de volupté, d’intimité et de splendeur, ce soave austero dont parle un poète. Une immense barre d’ombre coupait l’eau dans sa longueur. Toute la rive où se trouvait Philippe était déjà abandonnée par le soleil, tandis que la rive opposée demeurait chaudement illuminée. Les larges barques plates, à tendelets roulés sur leur armature, qui passaient de la partie assombrie à la partie claire, semblaient entrer tout d’un coup dans une gloire, et glisser sur une nappe miraculeuse vers quelque côte enchantée où les façades peintes des villas rayonnaient parmi les feuillages à peine dorés par l’automne, tandis que là-haut, la ligne du sommet des montagnes se détachait sur l’azur profond du ciel, avec le je ne sais quoi de grandiose dans le dessin qui est comme la marque des paysages d’Italie. Et c’était, dans le vaste soir, entre ces eaux apaisées, ces pentes boisées, ce ciel du couchant, un silence de toute la nature, — un de ces silences recueillis des choses, comme il s’en produit en octobre, et qui, annonçant la mort de l’année, envahissent, enveloppent, baignent le cœur d’une mystérieuse mélancolie, même quand nous n’avons pas, pour être tristes, les motifs qu’avait Philippe d’Andiguier. Il était donc là, au seuil du balcon, s’abandonnant en pleine liberté à l’impression de cette délicieuse fin d’après-midi, et subissant cette défaillance de tout l’être qui nous rend, à de pareilles minutes, si sensibles, si vibrans au moindre contact. Et voici qu’un bruit, échappé de la chambre à côté de la sienne, vint tout à coup le surprendre dans cette espèce de songe attendri où l’on est si peu maître de ses nerfs. Cela commença par un gémissement étouffé, puis distinct et achevé dans un véritable sanglot, comme de quelqu’un qui essaie de contenir une peine trop forte et qui finit par éclater. Philippe, absorbé dans sa rêverie, n’avait pas entendu tout à l’heure la porte de la pièce voisine s’ouvrir et