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LE FANTÔME.

de se marier, par scrupule d’associer une jeune femme à cette terrible servitude, s’interdisant d’aller dans le monde, par crainte de laisser sa pauvre malade seule, s’emprisonnant, pour trouver un alibi à ses tristesses, dans les besognes de sa carrière, — il était entré, du vivant de son père, à la Cour des comptes et il y restait, par terreur de l’oisiveté, — enfin se consolant par ses études d’art, par cette manie de la collection, réchauffée, exaltée en lui systématiquement. C’était à cette passion artificielle qu’il avait demandé la force de supporter ce deuil qui aurait dû lui être une délivrance, mais, ayant concentré toutes ses forces de cœur autour de cette mère infortunée, en la perdant, il lui semblait avoir perdu le principe même de sa vie. Et puis, son voyage en Italie l’avait tout de même arraché à l’idée fixe. Il s’était intéressé à la découverte et à l’achat de quelques objets capables de prendre place dans son musée, dès lors un des plus choisis de Paris, grâce à sa fortune et à son goût. Quand il se figurait son débarquement à la Villa d’Este, il revoyait un homme tout en noir, préoccupé d’empêcher que les bateliers ne manœuvrassent trop brutalement les caisses de bois, où il avait fait emballer plusieurs pièces uniques. Dieu ! que le sort est étrange, et que l’on eût surpris ce touriste, qui portait empreinte partout sur lui la trace du souci, dans la flétrissure de ses paupières et de sa bouche, dans les plaques rouges de son teint, dans le grisonnement des touffes de ses cheveux, dans ses épaules voûtées, si on lui avait annoncé que, le soir même, une enfant de vingt ans entrerait dans son cœur pour n’en plus sortir, et qu’il suffirait pour cela du plus banal incident d’hôtel : un voisinage de chambre, une fenêtre ouverte, et une curiosité !

Philippe était arrivé vers les cinq heures. Le dîner était à sept. Le temps d’ouvrir sa valise, de faire ranger dans sa chambre les précieuses caisses de ses acquisitions et, comme il avait renvoyé son domestique à Paris, en avant, de disposer lui-même ses objets de toilette, il se dit qu’il n’aurait pas le loisir de prendre seulement connaissance du parc. Remettant donc sa première promenade au lendemain, il roula un fauteuil au bord du large balcon de pierre qui courait tout le long de l’aile. Des chaînes basses, accrochées d’un côté aux balustres, de l’autre à des anneaux scellés dans le mur, distribuaient ce balcon en autant de petites terrasses ménagées devant chaque fenêtre. Il était vide