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tout d’un fervent de l’art tel que lui, habitué à sans cesse associer l’idée de beauté aux traits caractéristiques du paysage italien. Cette rencontre avec la jeune fille, — Antoinette alors n’était pas mariée, — avait eu lieu dans un endroit cher à tous ceux qui ont erré au delà des Alpes, à la Villa d’Este, sur le bord de ce lac de Côme, dont les profondeurs bleues, encaissées dans un sinueux couloir de montagnes, servent de motif à tant d’arrière-fonds dans les peintures de l’école lombarde. Philippe d’Andiguier s’était arrêté par hasard dans cet ancien palais de plaisance transformé en hôtel, et qui garde, en dépit de son adaptation utilitaire, son charme élégant et fastueux de jadis, avec le perron de sa terrasse descendant au lac par un large escalier, avec son parc semé d’urnes et de bancs de marbre, avec son château d’eau, aboutissant par une suite de bassins étages à une grotte en rocaille, pittoresque niche d’une colossale statue, toute blanche, le Gigante, comme l’appellent les enfans du pays. Combien le touriste collectionneur se doutait peu, en arrivant dans ce calme asile, choisi sans autre motif que les indications du guide, qu’il approchait d’un tournant de sa destinée et que jamais plus il ne pourrait songer sans émotion à ce village de Cernobbio, si paisible au fond de sa baie et dans le pli de son promontoire, aux grands orangers et aux palmiers de la villa, au clapotement du flot sur les marches du débarcadère, à la couleur du ciel d’une si large et d’une si transparente clarté, à l’atmosphère enfin, à cette fraîche caresse de la Breva, cette brise des Alpes, qui, vers le milieu de l’après-midi, promène sur les eaux attiédies par le soleil la fraîcheur des prochains glaciers ! Il était si loin de penser qu’il pût devenir amoureux, à son âge, et brisé par la longue épreuve de sa jeunesse ! Cette escale à Cernobbio était la dernière d’un voyage, entrepris à travers les petites villes de la Toscane, des Marches et de la Vénétie, afin d’oublier les chagrins de l’année terrible, qui, pour lui, l’avait été deux fois. Le désastre public s’était doublé d’un désastre privé. Il avait, le jour même de l’entrée des Allemands dans Paris, perdu sa mère, qui avait été le dévouement et le martyre de toute cette jeunesse. Un mot résumera ces longues années d’une piété filiale qui précéda chez ce grand romanesque la piété amoureuse : Mme d’Andiguier était devenue folle, dix-huit ans auparavant, à la mort de son mari, et Philippe n’avait jamais consenti qu’elle fût internée. Il s’était consacré à la soigner, s’interdisant