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LE FANTÔME.

d’Éveline allait provoquer le premier épisode décisif. D’ailleurs, à mesure que les péripéties de cette tragédie se dérouleront, l’historien de cette douloureuse aventure se trouvera condamné à l’analyse d’une si lamentable aberration morale, il lui faudra étudier et montrer une anomalie d’âme si criminellement pathologique, qu’il est bien excusable s’il éprouve comme un besoin de mettre en prologue à ces scènes d’émotions coupables le rappel d’une grande et délicate chose humaine, dût ce rappel sembler disproportionné. C’est le chirurgien qui, avant d’entrer à l’hôpital, s’attarde à regarder les fraîches fleurs d’un étalage en plein vent, comme pour se prouver qu’il y a autre chose au monde que des corps rongés d’ulcères, des plaies purulentes et des agonies. Voici donc les images qui surgissaient du passé de M. d’Andiguier, pour s’interposer entre les merveilles de son musée et son regard, tandis qu’il attendait Éveline Malclerc. Voici les souvenirs qui se pressaient autour de lui, et qui lui faisaient, durant cette demi-heure, revivre en esprit plus de vingt années de sa vie. Il avait trop aimé, il aimait trop la mère disparue, pour n’être pas vulnérable jusqu’au sang dans cette fille vivante qui allait dans quelques instans, rien qu’en entrant dans la chambre, lui rendre la morte si présente, tant elles se ressemblaient de silhouettes, de gestes, de physionomies. Ce n’était pas d’aujourd’hui que le vieillard avait peur qu’elles ne se ressemblassent aussi dans leur destinée et une hallucination rétrospective l’évoquait pour lui, cette destinée de la mère, dans ce qu’il en avait connu, dans ce qu’il en avait partagé, depuis l’automne de 1871, où son romanesque amour avait commencé.

J’ai déjà dit que M. d’Andiguier, à cette date de 1895, avait soixante-trois ans très passés. Il venait donc d’atteindre la quarantaine, en 1871, lorsqu’il avait connu la mère d’Éveline. Cet âge, où, pour la plupart des hommes, la vie sentimentale s’apaise, avait marqué l’éveil de la sienne, pour des raisons qui tenaient aux conditions très exceptionnelles où s’était écoulée sa jeunesse. Aussi la mémoire de cette rencontre était-elle demeurée nette et précise en lui dans son moindre détail. Quand il pensait à Antoinette, — c’était le nom de son amie morte, — il la revoyait toujours telle qu’elle lui était apparue pour la première fois, par une lumineuse et douce soirée d’octobre, dans le décor le plus fait, il faut l’avouer, pour s’imposer à l’imagination, à celle sur-