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petits Chinois décoloré par la poussière. Attenant à l’habitation, il y a, la plupart du temps, un haut rancho circulaire, pareil aux abris du bois de Boulogne, où l’on entre à cheval et au trot pour y boire, du haut de sa selle, la jatte de lait servie par le brave travailleur de ce petit domaine. A la mousseuse boisson il substitue parfois une rasade d’aguardiente, eau-de-vie anisée à laquelle on s’habitue.

En somme, je ne regrette pas le pittoresque, le raboteux de cette route, soit qu’elle pénètre dans des zones d’ombre bleue qu’arrondissent d’imminentes hauteurs, soit qu’elle découvre des échappées sur la lourde poésie des lointains, soit qu’elle file au gré d’étroits couloirs où nous saisit l’humidité suintante. Accidentée enfin, de plus en plus, en façons d’escaliers, en entablemens sur des gouffres, selon les capricieuses désorganisations des entrailles terrestres. Et de plus en plus, dans les coudes déjà si abrupts de ces montées, il faut se plaquer très vite contre la paroi, pour échapper à l’avalanche de ces escadrons de mules lestes débusquant en vitesse presque sur notre tête.

Tout de même, — et mes compagnons, familiers avec ces panoramas m’ont prévenu, — jusqu’ici le vrai cadre de grandeur, l’apothéose de la nature andine reste cachée. Cette région des premiers contreforts est seulement disposée là, par un metteur en scène sans rival, pour préparer notre admiration, servir d’excitant à notre curiosité. Et voilà en effet que du haut d’un palier plus découvert, soudain, tout le paysage que nous avons laissé en bas apparaît ; en même temps que nous, il s’est élevé lui aussi, sortant de la nuit de ses vallées, de l’engourdissement lumineux de ses crêtes. Une fantasmagorie sans limites appréciables, qui se déroule, qui se complète de seconde en seconde dans une majesté émouvante d’étendue, de brume ensoleillée, d’immobilité morne, — phénomène de cette abondance de lumière positivement exceptionnelle.

Et la formidable perspective dont on ne peut arracher ses yeux, qui se renouvelle, qui passe tantôt à droite tantôt à gauche suivant les lacets de la route où nous nous apercevons nous-mêmes marchant en sens inverse à des étages différens, cette scène inoubliable qui nous fait assister à la lutte des rayons et des buées, où le relief de la terre achevant d’émerger sans hâte, se solidifie en sommets, en dépressions, en un chaos d’horizons ou de nuages, cette vision à étouffer l’haleine d’un Humboldt,