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en répétant son farouche chant de guerre, les flèches qui servirent à Roncevaux, le tireur rebelle d’Altorf qui buvait au torrent la fierté du Rütli, eurent leur frère posthume dans le pauvre Indien de terre froide courbé sur les versans de ces Andes et ne cessant d’être traqué qu’à la limite où l’air manquait aux poumons des chasseurs. Si la montagne est le premier échelon de l’homme vers l’Au-delà, si elle affine celui qui la conquiert, où en trouver d’exemple plus admirable que dans la simple différence d’altitude formant de deux races sœurs ces antipodes humaines : les Incas, Muyscas et Toltèques en haut, les anthropophages Motilones et Orejones en bas ? Races maritimes, en développant le bien-être, races montagnardes en développant l’essor intellectuel, n’ont fait qu’écouter les leçons muettes du rivage et de la cime, ces deux pôles du sublime dans la nature.

Cependant le terme de notre voyage fluvial s’est dessiné sur la droite, une longue agglomération de hangars au pied de la forêt coupée net. Contre la berge, il y a d’autres bateaux, d’autres carapaces de zinc obliquement amarrées. C’est la Dorada, tête du petit chemin de fer de Honda et point commercial important, porte unique de transit pour le haut Magdaléna, pour Bogota, pour le Cundinamarca, le Tolima, pour tout l’immense pays qui s’enfonce derrière. Sans doute on sent bien du désordre parmi tant de choses hétéroclites entassées là pêle-mêle dans ces docks rudimentaires et qui attendent leur expédition vers l’intérieur ou vers la côte. Pesans ou fragiles, intacts ou défoncés, les sacs de minerais, les sacs de café, les tonneaux de résine, les couffes de vaisselle, dont les entrailles débordent, les balles de tissus, dont les cercles ont sauté, les trapiches pour la canne à sucre et les cascos énormes de locomotives, n’en témoignent pas moins d’une vitalité commerciale aussi grandissante qu’altérée de paix.

Gaiement, tous les passagers du vapeur ont réussi à se caser dans le train qui bondit maintenant à toute allure parmi un paysage varié, curieux, de brousses marécageuses d’abord, puis de plateaux d’alluvions aurifères où des falaises dressent leurs silhouettes déchiquetées, débris des érosions tertiaires. A gauche, le Magdaléna, un instant disparu, nous rejoint à présent, furieux et innavigable, resserré, lui, le fleuve d’un kilomètre de large, jusqu’à permettre, d’une berge à l’autre, le jet de pierre d’un enfant. Et pour franchir avec lui la brèche géante qu’il s’est frayée siècle à siècle dans ces géologies, voici que la voie surplombant d’un