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perçoit au pied d’une colline qui fait éperon, quelques wagons gris, un embryon de station accolé d’un hôtel. C’est l’amorce du railway de Médellin. Pour l’instant, il ne pousse guère que d’une soixantaine de kilomètres dans la direction projetée, se rattrapant, il est vrai, par une hardiesse tout américaine, du lent développement de son réseau. Il y a là des tranchées d’une audace juvénile, des rampes effroyables terminées brusquement par une courbe tangentielle à des abîmes. Même, sans plus tarder, la « traction » et la « voie » font déjà des leurs, sans doute pour se mettre sans retard à la hauteur de nos grandes lignes européennes. Le mois dernier, on inaugurait quelques kilomètres encore. Le soleil et le Champagne étaient de la fête. Après déjeuner et après boire, la foule officielle prit le train. Dans ces sortes de solennités, les corps constitués préfèrent, avec une louable prudence, les wagons de queue, laissant le rôle de tampons éventuels aux seigneurs du commun, aux chevaliers deschaux portant costal et bâton. Bien leur en prit, cette fois de plus. Le convoi, grisé, lui aussi, par une cérémonie si imposante, perdit la tête ou les freins, descendit en plein vertige la pente tragique et vint achever sa cabriole dans le précipice où on releva trente-trois cadavres.

Bah ! gens de peu ! Et puis ici l’on est accoutumé à ces accrocs. Notre vie européenne y semblerait terne, avec ses avenues toutes faites, ses garde-fous légaux, son maximum de sécurité. Ainsi ce fleuve lui-même, qui paraît si inoffensif, se jonche régulièrement d’épaves de bateaux semblables au nôtre. Presque chaque jour, nous croisons telle haute tourelle à ras de l’eau, telle chaudière sauvée et attirée contre la berge. C’est à quelque arbre entre deux eaux, à l’un de ces écueils redoutables et pullulans dans ces boues jaunes qu’incombe le désastre. Croyez-vous qu’on s’en effraie ? Allons donc ! Le gouvernement possède deux dragues commises à l’enlèvement des troncs, elles opèrent avec la sage lenteur des Danaïdes remplissant leurs tonneaux. Et justement hier, nous avons rencontré la seconde. Les mariniers portaient pour la plupart des pantalons garance. Cette particularité me fut élucidée sur le ton le plus tranquille. Un bataillon qu’on transportait par eau sombra récemment sans qu’il pût être sauvé presque aucun de ces malheureux. Mais les « ravageurs » d’occasion, par droit d’épave, firent à leurs cadavres les menus emprunts dont nous les voyons parés.

Plus loin, en aval d’Angostura, le fleuve tout à coup se rétrécit