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une valse étourdissante à la longue par cette chaleur, cet orchestre de cigales, sous ce lustre de notre grand plafond de velours bleu, aux rayons de plus en plus implacables.

Et c’est incendiée, dévorée par le flamboiement le plus lourd que nous apparaît Magangué, très blanche de loin, assise ou plutôt branlante au bord de l’eau, parmi les diramations du fleuve, avec un air, — qui s’atténue vite à l’approche, — de ville hindoue baignant les gradins de ses terrasses dans les eaux du Gange. Seul côté pittoresque de ces agglomérations à importance variable, mais d’aspect terriblement identique, que nous accostons ainsi plusieurs fois par jour, — pauvres oasis humaines perdues dans la grande selve colombienne et regardant couler le fleuve du haut de leur berge noire et écroulée. Une grande place herbue, carrée, avec, occupant le fond, la médiocre église dont les cloches s’alignent délicatement sur le ciel, de mélancoliques cocotiers qui surplombent, tel est le cadre dont se contentèrent, dont se contenteront à jamais des milliers de destinées, d’espérances et de deuils. En pantalon et tricot blanc, en chemise et jupon de couleur, la population très jaune, très métissée qui y coule lesdites destinées, qui y a enfermé le cadre de ces espérances, ne paraît point triste, cependant. Elle a l’éternelle guitare pour se bercer et puis ce passage presque quotidien des bateaux qui distrait, où l’on se rend en quête de nouvelles et de rafraîchissemens à la curiosité, tout comme, en province, les bourgeois vont à la gare, après dîner, regarder passer le rapide de 8 h. 15. Pendant qu’on charge à notre bord les provisions de bois alignées et cubées par avance sur la berge, nous nous mêlons volontiers à elle, à cette douce population, cordiale et polie, humble et intelligente, point trop inerte sous son aspect d’indifférence. Rien de la cautèle de notre paysan, de la fraternisation sentimentale de l’ouvrier ; les origines s’accusent, indéniables, c’est ici le point de jonction de la patience et de la mansuétude indiennes avec cette haute grâce castillane qui para le Cid et Almaviva.

Et la comparaison s’impose à l’esprit entre ces gens et nos plèbes européennes, sans cesse ruées vers la peine et l’insecouable misère. Quelle différence, toute à l’avantage des premiers, dans leur système du moindre souci, du minimum de nécessités matérielles ! Il y a certes de la philosophie dans cette résolution de n’ahaner ici-bas que juste le nécessaire. Eh ! oui, à quoi