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délicate entourée de tant de menaces. Se doute-t-elle que je la considère à la dérobée avec une inquiétude d’artiste, cette exquise et fragile fleur éclose parmi la splendeur barbare de la terre américaine ?

Et après une journée de repos, de chaleur, de lointains assoupis dans la flamme, le soir vient encore, rapide, le grand soir plein d’étoiles. Il s’épand dans l’air cette détente ineffable et rare où des sons singuliers, des intentions de bruit, passent en fioritures sur le frémissement ailé des cigales. Tout entiers je retrouve mes effluves perdus, ma nuit de l’Indénié, si bleutée, si incendiée de vers luisans et d’astres. Et brusquement, inattendue, une musique s’élève, une harmonie humaine plus vibrante encore, poignante de toute la plainte soupirée de ses cordes, de tout l’adorable et l’endolori qu’elle exprime. C’est à l’avant du bateau, en pleine ombre surnaturelle, outrée, un quatuor de guitaristes, au milieu duquel je reconnais mon Murillo de tout à l’heure. Elles chantent à présent, elles marient leurs modulations ardentes, la strépitation passionnée des strophes espagnoles aux sanglots métalliques qu’arrachent leurs doigts fins. Et alors, un frisson de délice m’envahit, accompagne les ondes expirantes de leur chanson, sur la fuite de ces eaux obscures. Tout se tait, tout s’anéantit, le bateau, les passagers, jusqu’à la respiration haletante de la forêt, jusqu’au grand suaire d’ombre d’alentour, et je me sens suspendu à cette douceur syncopée, écho des mondes paradisiaques que chacun a rêvés, — à ce timbre de soprano qui achève ses battemens éperdus, ses trilles de bengali, et vient tomber comme une cascade de perles aux ténèbres du Magdaléna.

Vers le milieu de la troisième étape, comme nous avons déjà laissé sur notre droite quelques contreforts très brumeux des montagnes d’Antioquia, nous recevons inopinément la poussée d’un autre fleuve, aussi véhément, aussi royal, que celui où nous naviguons et qui débouche droit sur nous. C’est le Cauca.

Ce frère jumeau du Magdaléna le surpasse d’ailleurs par la violence de sa course. Plus que lui encore, il descend des cimes où sont les cataractes et les sauts ; et, perpétuellement, il charrie, arrachés aux régions qu’il traverse, des épaves et des îlots d’herbes — morceaux entiers de berges, carcasses d’arbres gris qui flottent, les racines en l’air. Même il roule, par aventure, des cadavres, des loques immondes d’animaux et d’hommes, entre