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seulement, dans l’étroite plaine allongée au pied du fort, devant les hauteurs de Montretout et de Buzenval. En arrière, sur une longueurde quatorze kilomètres, s’échelonnaient, dans un indescriptible chaos, le reste des deux premières colonnes et la colonne entière de Ducrot. Des divisions piétinaient encore à Courbevoie.

Mais, en face de Montretout, s’ouvrait le feu de l’infanterie de Vinoy. Tandis que Trochu lui faisait courir après, annonçant un nouveau signal pour dans une heure, puis, voyant l’action trop engagée, dépêchait à Bellemare pour qu’il se hâtât de soutenir l’attaque, Martial, en arrière de la Briqueterie, gravissait la côte de Suresnes. Son régiment avait été affecté à la colonne de gauche. À travers le brouillard, rangé maintenant avec son bataillon sur le bord de la route, il regardait défiler d’interminables passages de batteries, de lignards courbés sous le sac, de mobiles hâves, jambes crottées, visages terreux, ils marchaient à l’aveugle, les soldats de Vinoy mélangés à ceux de Bellemare, la gauche au centre. Ils ne savaient où ils allaient, ni à qui ils appartenaient. Martial, dans l’estompement de la brume, crut voir une bousculade de spectres. Au loin, la fusillade et le canon retentissaient. Jamais le supplice d’entendre, sans voir, déjà subi à la Marne, au Bourget, ne lui avait été plus dur. Il se demandait avec anxiété ce qu’on pouvait attendre d’une journée commencée de la sorte. Se battrait-il seulement ? Quelle criminelle impéritie présidait à ce décousu gigantesque, au destin de cette sortie dernière, où cent mille hommes risquaient leur vie, pour la délivrance ou la perte de Paris ? Un tel gâchis le suffoquait. Serait-ce donc qu’on ne voulût en réalité rien faire ? Tant de maladresse ne recouvrait-elle pas un calcul ? On n’était pas volontairement nul à ce point !

Dix heures. C’est le moment où après avoir enlevé la redoute de Montretout, les villas Pozzo di Borgo et Zimmermann, Vinoy ne parvenait pas à mettre en ligne son artillerie embourbée, retardée dans les chemins fourmillans ; le moment où Bellemare, maître de la Maison du Curé, du château et du parc de Buzenval, prenait pied sur le plateau, mais sans pouvoir dépasser la ferme de la Bergerie et la maison Craon. Les grand’gardes et les avant-postes prussiens, surpris dans le brouillard, étaient en partie refoulés, tandis que les premières troupes de Ducrot, encore loin dans la plaine, commençaient à peine à sortir de Rueil.

Martial, debout depuis trois heures du matin, ivre de lassi-