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LE POÈTE NOVALIS.

de près, il n’avait de pensée que pour sa Sophie. Quand elle fut transportée à léna, afin d’y subir une opération qui n’eut d’ailleurs d’autre effet que de hâter sa fin, il obtint un congé et accourut près d’elle. Jour et nuit il la veillait, retenant ses larmes pour rire avec elle, la consolant, l’amusant, inventant de beaux contes dont elle était ravie. Et le premier miracle que produisit ce magnifique amour fut d’éveiller l’âme de Sophie elle-même. Au contact de l’âme passionnée de Novalis, cette enfant « profondément froide » s’échauffa, s’épanouit, devint à la fois une femme et une sainte. « Mon cher Hardenberg, écrivait-elle quelques jours avant de mourir, c’est à peine si je puis vous écrire une ligne, mais faites-moi un plaisir : ne soyez pas malheureux à cause de moi ! De cela vous supplie votre Sophie, avec tout son cœur. » Affinés par la souffrance, ses traits avaient pris une beauté merveilleuse : et plus belle encore était son âme, chaque jour plus douce, plus sereine, plus gaie. Les parens de son fiancé, étant venus la voir à léna, l’adorèrent aussitôt comme leur propre enfant ; et il n’y eut pas jusqu’au solennel conseiller Gœthe qui ne pleurât d’émotion en apprenant sa mort.

Elle mourut le 19 mars 1797, après avoir exigé que Novalis s’éloignât d’auprès d’elle pour n’avoir pas l’angoisse de la voir mourir. Et Novalis, revenu à Weissenfels, se jura de continuer à ne vivre que pour elle. Un mois après la mort de Sophie, il commença une façon de Journal où il nota, chaque soir, la place qu’avait tenue la jeune morte dans l’emploi de sa journée : impitoyable à s’accuser de froideur ou de négligence, impitoyable à se torturer en toute manière, comme pour offrir à Sophie le sang de son cœur. Je regrette de ne pouvoir citer en entier les trente pages de ce Journal : c’est sans doute, en son genre, l’un des documens psychologiques les plus étonnans qui soient. En voici quelques phrases, extraites un peu au hasard :

21 avril, 34 jours après la mort de Sophie. — Ce matin, rêverie sensuelle. Puis ma pensée s’est réveillée, et a pris un tour assez philosophique. J’ai passé ma journée dans un état d’indifférence : par instans même, la société m’a presque fait plaisir. J’ai souvent pensé à Sophie, mais pas avec intimité, trop froidement.

24-37. — J’ai eu ce matin une heure bienheureuse. Ma fantaisie, en vérité, a été par momens un peu lascive ; mais, en somme, assez bonne journée. Mon amour pour Sophie m’est apparu sous une lumière nouvelle. Le soir, jai trop parlé, mais ma résolution ne faiblit pas. Sophie doit de plus