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humeurs. Elle était, elle aussi, de famille noble, mais orpheline et tout à fait sans fortune : les Hardenberg l’avaient recueillie chez eux par charité. Ses trois fils l’adoraient, autant qu’ils respectaient et craignaient leur père. Et, tandis qu’elle leur transmettait les rêves ingénus dont son cœur était plein, le père, avec une rigueur toute féodale, s’occupait du côté positif de leur éducation. Il leur apprenait le grec, le latin, les mathématiques ; il soumettait leurs esprits et leurs corps à une discipline impitoyable ; et surtout il les entretenait dans la pratique de la plus étroite piété, s’étant lui-même affilié à la communauté des Frères Moraves, et ayant donné libre cours à son penchant naturel vers le mysticisme. En 1787, il avait dû quitter le vieux château et se transporter dans la petite ville saxonne de Weissenfels, où il avait obtenu la place de directeur des salines : mais, à Weissenfels comme à Wiederstedt, il avait imposé à sa femme et à ses enfans une vie de privations et de solitude. Et Georges-Frédéric, jusqu’à dix-huit ans, n’avait connu d’autre distraction qu’un assez long séjour chez un de ses oncles, commandeur de l’Ordre Teutonique. Il y avait entrevu une vie d’élégance et de luxe dont le souvenir, plus tard, devait former un des principaux alimens de sa rêverie.

En 1790, à dix-huit ans, il fut envoyé au collège d’Eisleben, où il acheva de se prendre d’un amour passionné pour Virgile et Horace. On peut dire que, depuis lors, il ne cessa plus de les lire : ils furent ses vrais maîtres, avec Fichte, le mystique hollandais Hemsterhuys, et l’auteur de Wilhelm Meister. Mais son premier initiateur à la vie poétique fut Schiller, qu’il eut l’occasion de connaître, dès l’année suivante, à léna. Il vint en effet dans cette ville, au sortir du collège, pour commencer ses études de droit ; et, dès qu’il y fut arrivé, il oublia ce qu’il était venu faire. Il eut de nombreux duels, des aventures galantes plus nombreuses encore : car, comme je l’ai dit, il ne ressemblait que de très loin à la chaste Sophie dont parle Henri Heine ; il était, par nature, plein de jeunesse et de vie, avec une ardeur sensuelle dont ses amis eux-mêmes étaient effrayés. Et peut-être commençait-il, dès lors, à écrire des vers. On a gardé toute une série de ballades, de sonnets, d’épigrammes qui doivent dater de ses années d’université, et qui, d’ailleurs, auraient pu sans dommage demeurer inédites.

Il passa près d’un an à léna, y fit des dettes que ses parens eurent peine à payer, et négligea tout à fait ses études de droit.