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LE POÈTE NOVALIS.

dommage serait grand, car le charme du style s’évanouirait dans la traduction ; mais la pensée, au moins, resterait entière, et l’on serait étonné de sa nouveauté, de sa hardiesse, des magnifiques horizons qu’elle découvre comme en se jouant. Un choix des Fragmens philosophiques de Novalis ferait pâlir les paradoxes les plus brillans de Nietzsche : aussi bien Jean Paul, il y a cent ans déjà, appelait-il Novalis un « nihiliste poétique. » Et l’on s’apercevrait que, des deux « nihilistes,» le poète n’est ni le moins spirituel, ni le moins profond. Mais, en attendant que, de cette façon, nous soit enfin révélée l’œuvre de Novalis, je vais essayer de raconter brièvement sa vie, m’aidant à la fois du consciencieux travail de M. Heilborn et de l’image que Novalis nous offre de lui-même, presque à toutes les pages de tous ses écrits.

I


« Le deuxième jour de mai de l’an 1772, à Wiederstedt, Dieu nous a fait la joie de nous envoyer un fils, qui a reçu au baptême le nom de Georges-Frédéric-Philippe de Hardenberg. » C’est en ces termes que la mère de Novalis notait, dans le « livre de raison » de la famille, la naissance du futur poète. Le château de Wiederstedt, construit sur les ruines d’un ancien couvent, appartenait aux Hardenberg depuis la guerre de Trente Ans. Il leur appartient encore. C’est un vaste édifice d’aspect tout militaire, formé de deux ailes massives entre lesquelles se dresse une tour à créneaux. « Une porte basse conduit à l’intérieur du château, où s’ouvrent de longs corridors, restes de l’ancien cloître. Des escaliers très larges donnent accès aux grandes et claires salles du premier étage. Mais les pièces du rez-de-chaussée sont humides et sombres, et c’est dans ces pièces que demeuraient les parens de Novalis ; séjour qui ne pouvait manquer d’être fort malsain pour une race anémique et minée de phtisie. On voit encore le lit où Novalis est né : il est au fond d’une alcôve creusée dans le mur, et l’on y monte par des marches de bois, hautes et difficiles. »

Le père de Novalis paraît avoir été un homme d’un esprit supérieur. Juriste, ingénieur, soldat, il s’était distingué dans tous les emplois qu’il avait traversés. Mais en vieillissant il était devenu misanthrope, et la jeune femme que, presque quadragénaire, il avait épousée en secondes noces eut fort à souffrir de ses sombres