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LES TRONÇONS DU GLAIVE.

Georges, au compte rendu joyeux, se raidissait en vain. Les officiers blessés se félicitaient chaleureusement ; navré, serrant les lèvres, le marin tourna la tête contre le mur. Il était transporté au milieu de l’immense galerie, se mêlait à la foule enivrée sous les plafonds peints dans leurs voussures d’or, parmi les lambris de marbre aux longs trophées. À travers les hautes fenêtres, reflétées dans le miroir des glaces, s’allongeaient à l’infini la perspective du Tapis Vert et du Grand Canal, la noble étendue du jardin, triste sous le ciel d’hiver, avec le peuple des statues. Au-dessus des parterres du grand roi, où s’était épanouie la fleur de la race, où flottait le souvenir de tant d’élégances et de gloires, dans cette salle témoin des plus éclatans triomphes, c’était bien le suprême outrage que cette élévation solennelle, fondant sur les ruines sanglantes de la patrie l’insolent édifice du nouvel Empire !…


À Paris, dans l’atelier de Martial, dans le petit appartement de Thévenat, les mansardes de Thérould et de Jacquenne, comme dans la foule des logis humbles ou riches, où deux millions d’êtres s’indignaient contre l’incapacité de Trochu et l’inaction du gouvernement, de jour en jour la colère grandissait. Où allait-on ? Quoi ! depuis le 21 décembre, près d’un mois, on n’avait rien tenté ! Depuis vingt jours, on subissait, sans y répondre par des sorties, l’incessant bombardement, on laissait écraser les marins et les forts, les habitans et la ville. Non que Paris fût las des obus meurtriers, ou même en souffrît trop. Sur la vaste superficie de la rive gauche, la seule que les Allemands pussent atteindre de ces hauteurs du Sud, si funestement abandonnées sans défense de Châtillon à Saint-Cloud, au début du siège, quatre cents maisons avaient été frappées, vingt-six incendies allumés. Deux cent douze victimes seulement, parmi cette immense population, avaient succombé. Les obus avaient beau décrire leurs courbes mathématiques, tomber avec une précision cruelle, on se souciait peu de cette bruyante intimidation. Après l’horreur de voir tuer des enfans, des vieillards, des femmes, après la première révolte des savans et des lettrés, signant, au nom de l’humanité, des protestations contre la pluie de fonte abattue sur le Muséum, les écoles et les bibliothèques, après la lettre de Trochu à de Moltke signalant le ravage qui s’acharnait contre les hôpitaux et la réponse de celui-ci, promettant avec sarcasme un tir mieux