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dans une détente complète. Après tant de misères, on avait besoin d’oubli. Il ne parlait que de l’hospitalité des bons Suisses, de la grasse existence, du repos de l’armée entière ; il y avait de si excellente bière, du vin fameux. On s’en donnait ! L’autre semaine, sur le théâtre de Fribourg, ils avaient joué la comédie au profit des blessés. Pauvre petit, quand il saurait !

Gustave, qui tête basse méditait, ralentit pour se trouver près de sa sœur Amélie. Le docteur, dont la figure rougeaude exprimait une bonhomie désolée, s’attristait que la paix ne fût pas venue plus tôt pour Eugène. Il cherchait par souci de médecin à se rendre compte ; est-ce que, mieux soigné, sans le spectacle de la guerre qui l’avait poursuivi à Charmont ?… Ah ! cette paix, maintenant qu’elle était signée, pour combien d’autres aussi serait-elle venue trop tard ! Il s’y résignait cependant, car il était las du métier de boucher que nuit et jour il avait fait, de toute cette chair à tailler, à panser, de tous ces cris, de tous ces râles ! Le triple deuil de Charmont ravivait son cauchemar, y mettait le sceau.

Mme  Du Breuil, dont il chercha le regard, lui sourit tristement. Sous le crêpe tombant, elle avait un grand air de noblesse et de simplicité. Sitôt la dépêche reçue, elle était venue du fond de la Creuse, malgré sa santé chancelante, fidèle à la vieille union familiale. Tous deux, à la dérobée, admiraient leur nièce Marcelle. Étonnamment développée ! une femme ! Elle était presque aussi grande qu’Agathe Poncet.

— Et de quand est la lettre de Maurice ? demandait à mi-voix le marin à Frédéric.

Ils avaient laissé prendre l’avance, causaient intarissablement, comme des gens qui ne se sont pas vus depuis des années et qui demain se sépareront. Le partisan répondit :

— Du milieu de février. C’est un officier évadé à qui Maurice, à Stettin, l’avait confiée, et qui a pu me la faire parvenir. Mais tiens, la voilà.

Le marin la lisait avec émotion, son pâle visage entre ses favoris se colorait d’une fraternelle indignation. Le forestier racontait le supplice de son voyage depuis l’entrée en Allemagne. Jusqu’à la frontière, les otages n’avaient pas été maltraités, mais là ils recevaient pour gardiens des Poméraniens ivres. Pas de violences et d’outrages qu’ils n’eussent dès lors à supporter. On l’avait poussé dans un wagon avec des paysans du Loiret, des pères de famille, des vieillards. Nourris moins que des chiens, constam-