Page:Revue des Deux Mondes - 1900 - tome 162.djvu/327

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
323
LES TRONÇONS DU GLAIVE.

un peu d’apaisement descendrait. Sur toute cette mort s’épanouirait la victorieuse qui sans cesse recrée, transforme, la vie éternelle qui, dans l’herbe des ruines, la plus humble tigelle verte, la fibre la plus endolorie, palpite. Le petit Jean incarnait leur espoir, leur foi dans cette énergie souveraine.

Avec l’ardeur d’illusions qu’ont les malades les plus gravement atteints, Eugène tendait tout son être vers ce lendemain qu’il imaginait dans les moindres détails. C’était, au sortir de la nuit, un miraculeux lever d’aube, une clarté sereine qui entrait en lui. La vie avec ses devoirs, ses responsabilités, d’autant plus vaste, d’autant plus féconde qu’on la comprend mieux. La règle de conduite, que dans une aube plus confuse, le matin de Coulmiers, il avait entrevue : se rendre utile selon ses forces, à présent, il en découvrait toute la signification. Et c’était d’abord envers lui-même, afin qu’il profitât de l’enseignement de la guerre, fertilisât chaque jour le domaine intérieur qu’elle lui avait révélé, les coins en friche de sa conscience ; qu’il développât son intelligence, son sentiment du bien ; qu’il fût un homme, au sens le plus noble du mot. Pour Marie, pour l’enfant, il devait être le guide, le soutien. Il regardait avec un recueillement attendri, une reconnaissance fervente, sa femme, la frêle, l’exquise créature que parait d’une grâce plus puissante l’orgueil de sa maternité. Il ne la séparait pas dans son affection du petit homme en qui revivrait le meilleur d’eux-mêmes, ce que d’autres leur avaient transmis, ces facultés, ces aspirations dont il serait à son tour le dépositaire. Par lui la famille, la race se perpétueraient. But sacré que de façonner, de diriger en l’aidant de l’expérience acquise, cet être qui personnifiait demain, et dont les petits pas tremblans seraient un pas en avant, dont les petites mains auraient à travailler à l’œuvre de progrès.

Eugène ne s’en tenait pas là, voyait plus loin que le développement égoïste de soi et des siens. Il avait trop souffert de ses propres souffrances, de celles qui l’avaient environné, pour ne pas en rester pénétré de pitié. Il se devait aux autres aussi. Sa profession était de celles qui, scrupuleusement remplies, pouvaient soulager parfois l’injustice et la douleur humaines. Et, parallèlement, il y avait le plus efficace des remèdes, celui qui, appliqué par tous, panserait tant de maux, la charité.

Mais tout cela, ces velléités de justice, qu’était-ce, si elles n’avaient pour raison constante l’idéal sans lequel les individus