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niers, elle y pensait moins : la présence d’Eugène, le mieux évident… Pourquoi, aujourd’hui, y songeait-elle ? Eugène s’affala près du feu. Bien qu’il fît tiède, il frissonnait. Elle l’enveloppa d’une couverture. — Ils étaient restés trop longtemps sur la terrasse à lire la lettre ! c’est là qu’il avait dû prendre froid !… Elle lui faisait avaler une tasse de thé brûlant. Il ne se réchauffait pas. Et, oppressé, se plaignant de sa blessure, il eut un nouveau frisson. Elle bassinait le lit, le forçait à se coucher. Et subitement, de le voir ainsi en plein jour étendu si pâle, souriant avec une douceur navrée, elle fut traversée d’une angoisse : la vision !

Malgré la fatigue du transport de Laval à Charmont, Eugène, au contact des siens, dans le repos, l’air salubre du pays natal, avait d’abord semblé renaître. Sa blessure était presque cicatrisée. Avec des soins, beaucoup de prudence, disait le médecin d’Amboise, il se rétablirait ; l’auscultation permettait de le croire. Au bout de quinze jours, il paraissait sauvé. Ce n’était qu’apparence. Sous le refleurissement éphémère, le mal couvait : la neige de Loigny, les boues de Vendôme, le verglas du Mans, trop de nuits grelottantes, de jours sans feu ni pain, trop de secousses morales. Le corps était usé, l’âme non moins. Avec sa taille svelte et haute, Eugène était cependant délicat. Son ressort nerveux n’avait pu suppléer au manque d’entraînement ; il payait sa faiblesse de soldat improvisé. Sa blessure, venant après tant de misères, et dont un plus robuste, tel que M. de Joffroy, aurait guéri, restait dangereuse dans cet organisme appauvri. En vain s’efforçait-il de réagir, se cramponnait-il au bonheur de vivre près de Marie, il avait suffi d’un surgissement de Prussiens, d’un nuage sur le soleil, pour qu’il ressentit le froid mortel jusqu’au fond de l’âme et du corps. Cette brusque et furieuse rafale, qui, de l’échafaudage du présent aux fondemens du passé, avait bouleversé la France, le peu, le rien qu’il avait pesé dans ce formidable déchaînement, le dégoût chaque jour accru de la guerre nécessaire, odieuse, il payait tout cela.

La nuit fut mauvaise, les jours suivans meilleurs. Un peu de gaieté lui était revenue. Marie voyait de nouveau l’avenir moins sombre. Ils arrangeaient leur vie future, à Tours, dans l’appartement sur le Mail ; il reprendrait sa place au barreau ; à la fin de juillet, le petit Jean naîtrait. Alors Charmont aurait sa figure d’autrefois, le bas remeublé, les communs reconstruits. Dans le parc, le feuillage d’été dissimulerait les vides ; dans leurs cœurs aussi,