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LES TRONÇONS DU GLAIVE.

Ils n’en avaient pas reçu depuis celle où, affolé de douleur, M. Réal répondait sous le double coup de la mort de son père et de sa mère.

Eugène et Marie s’adossèrent contre la balustrade, écoutant Marcelle lire d’un ton posé. Sa voix avait changé, plus ferme ; une éclosion s’était faite, accentuant eu volonté, en réflexion, son jeune charme déjà sérieux. Tous quatre souriaient, suspendus à ces phrases qui rapprochaient les absens, faisaient pour une minute parler au milieu d’eux, avec sa simplicité, sa bonhomie, M. Réal, aujourd’hui le chef de famille, sur qui se reportaient plus encore, désormais, la tendresse et le respect. Il aurait voulu venir immédiatement, serait là sans cette barrière de l’occupation. Mais ce n’était plus qu’une question de jours. Il allait bien, était à Mâcon, avec Frédéric de Nairve ; on se préparait au licenciement. De Louis, guéri de sa bronchite, toujours à Besançon, il avait reçu un mot rassurant. Henri était à Fribourg, parfaitement soigné ; il reprenait force et santé. En finissant, M. Réal remerciait Dieu de lui avoir conservé, pour le consoler de l’irréparable perte, au moins sa chère femme et ses enfans. Il lui tardait d’être à Charmont, réunis.

Ils se regardaient maintenant, avec une émotion grave. Le soleil s’était voilé. L’horizon, tout à l’heure lumineux, devenait gris et froid.

— Tu devrais rentrer, Eugène, dit Mme  Réal, frappée de la mauvaise mine de son fils. Et, soudain inquiète :

— Mais où est donc Rose ?

Marcelle ne l’avait pas vue depuis le déjeuner. Elles partaient à sa recherche, la retrouvaient seule dans la chambre de grand’mère Marceline, pleurant dans l’ombre des volets. Depuis le pillage, l’enfant, saisie en crise de croissance, demeurait d’une sensibilité maladive, absorbée en cauchemars, sanglotant au premier mot.

Eugène et Marie traversaient d’un pas las le vestibule, détournant les yeux devant les portes closes des pièces saccagées. Lentement ils montaient l’escalier, heureux de rentrer dans leur chambre. L’intimité des murs, avec leur cretonne claire, leurs vieilles estampes, les meubles de soie bleue, le chiffonnier ancien, et jusqu’à la pendule de Saxe sur la cheminée, leur étaient doux, formaient pour eux un univers. Marie poussa cette porte qu’elle n’ouvrait jamais sans un vague sentiment de mystère, impressionnée par le souvenir de la vision annonciatrice. Ces jours der-