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ci aux deux ministères de Gambetta. Les trois vieillards de la Délégation, ses collègues d’hier, avaient signé les premiers.

Le dictateur, qui déjà, plusieurs jours avant, avait donné sa démission de membre du gouvernement, la redonnait. De tous les coins de la France, surtout de Lyon et de Marseille, on l’incitait à faire tête. Une partie du pays était avec lui, voulait encore la guerre. À Bordeaux, les clubs proposaient de créer un comité de salut public, lui en offraient la présidence. L’idée de la guerre civile l’arrêta ; c’était une autre guerre qui avait fasciné son espoir, soutenu ses veilles, enflammé son labeur colossal. Au nom de la patrie, noblement il abdiqua, ordonnant à ses préfets la soumission, la conciliation. La veille, il avait réuni ses collaborateurs, Freycinet, les généraux Haca, Véronique et Thoumas. Tendant vers la guerre sa dernière pensée, il leur avait demandé conseil. Que faire ? Repousser l’armistice, les élections, combattre encore et quand même, dans le massif central, la Bretagne et le Cotentin ? À chaque seconde, des amis venaient l’interrompre pour le supplier de se montrer à la foule, de parler aux délégués qui emplissaient les antichambres. Sous les fenêtres un long cri montait : « Vive Gambetta ! » Les têtes moutonnaient à la lueur des torches. Exaspéré, il lâchait un gros mot, fermait violemment la porte. « Croyez-vous que c’est une vie ? » Et maudissant ces « gueulards, » il se rasseyait, discutait toujours. Puis, lorsque les généraux lui eurent fait toucher du doigt la triste situation, il n’insista plus, se leva, contenant ses larmes. Et, serrant avec effusion les mains de ces hommes qui l’avaient aidé à mettre debout les armées de la Défense, il leur fit ses adieux, calme, mais désespéré.

Poncet, dans la froide obscurité de sa chambre sans lampe, assis au coin de la cheminée, près de sa femme qui respectait sa douleur, songeait. Il revoyait ce matin d’octobre, où dans le soleil de Tours Gambetta était apparu, jeune et fervent. Alors on reculait les élections. Tout à la guerre !… Aujourd’hui le pays s’agitait dans la fièvre, allait nommer son Assemblée ; tous les canons s’étaient tus, seul celui de Belfort retentissait encore. Comparant au visage rayonnant d’il y a quatre mois la face vieillie et grave de celui dont, tout à l’heure, il avait serré la main, le Sorcier mesura la route franchie, et, du départ lumineux à ce terme sombre, tant d’efforts dépensés en vain, parce que le pays n’avait pas voulu.