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LES TRONÇONS DU GLAIVE.

des yeux de folie. On grelottait dans les loques aux coutures pleines de poux. Par intervalles passaient des voitures et des chevaux efflanqués, beaucoup sellés depuis des semaines, ils n’étaient qu’un ulcère, crinière et queue mangées ; ils avaient si faim qu’ils rongeaient le bois des arrière-trains.

À ce spectacle, les habitans assemblés par centaines, les mains chargées d’offrandes, pleuraient. Ils étaient accourus des villes, des villages, des cabanes ; ils apportaient des vêtemens, du pain, de l’argent, des boissons, de la viande. Le plus pauvre donnait. Dans de grandes hottes de bois débordant de lait chaud, remplies, vidées à mesure, les gamelles tendues à bout de bras étaient plongées à la file, sans arrêt. Parfois, sur le bord du chemin, des moribonds se laissaient tomber, insensibles, muets ; on les recueillait avec bonté. Les granges, les étables bientôt regorgèrent, et dans la plaine, au loin, les écoles et les églises. Une charité sans limites tendait les bras, compatissait à ce déluge d’horreur, que de mémoire d’homme on n’avait vu.

— Courage, mon petit, disait Rombart. On arrive !

Il soutenait Henri, dont la tête vacillait ; il éprouvait une terreur : le gosse n’allait pas lui claquer dans les doigts… au port ! Et de toute sa tendresse il eût voulu le ranimer. Allons, voilà les tas de fusils, on abordait ! Henri ouvrit les yeux : Rombart lançait à la volée les deux chassepots crasseux, rouillés, — vierges ! Le vétéran ricana : — Pour ce qu’ils ont servi !…

Confusément, Henri entendit la chute des deux armes résonner. Ah oui ! pour ce qu’ils avaient servi !… Et pourtant il aurait bien voulu !… Devant lui se dressa Charmont… les jolis yeux de Céline… puis tout se brouilla, il perdit pied…

— Rois, mon petit, bois ! Et Rombart, lui soulevant la tête, lui faisait avaler une lampée de lait chaud. Ils étaient au Petit-Cernet, étendus sur de la paille, dans une cabane. D’humbles, de doux visages de paysans suisses se penchaient vers eux. Henri roula un regard vague, but avidement, puis, avec un profond soupir, il s’endormit.


Poncet, pour la deuxième fois dans la matinée, retournait aux nouvelles, à la préfecture de Bordeaux. L’anxiété le harcelait. Depuis la dépêche de Favre, annonçant l’armistice général et l’envoi près de la Délégation d’un membre du gouvernement, quarante-huit heures s’étaient consumées ; et toujours l’incom-