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LES TRONÇONS DU GLAIVE.

de la retraite, vers la Suisse plus tentante encore, si proche. En finir ! Une toux stridente, d’un bout à l’autre des colonnes, secouait les poitrines creuses.

Vers le soir, Henri et Rombart, joints à une tourbe de cavaliers démontés, de lignards et de tringlots, atteignaient un village. Depuis l’aube, l’instinct vital les avait forcés à marcher, marcher toujours, malgré l’envie perpétuelle de se laisser choir, engourdis de sommeil. Ils ne purent pénétrer dans plusieurs maisons regorgeant au point que les hommes s’y tenaient encaqués, dormant debout. Ils trouvèrent deux marches vides dans un escalier ; et le lendemain, au départ, on dut les réveiller à coups de botte.

L’épouvantable marche recommença. Rombart, qui avait pu voler un pain, obligea Henri à manger ; l’enfant était si faible qu’il lui fallut presque toute la journée le soutenir. Il l’aimait maintenant d’une tendresse faite de protection et de pitié, si profonde qu’elle avait des délicatesses féminines. Au début, son amitié n’était pas sans un alliage de gloriole et d’intérêt ; elle s’était purifiée chaque jour, poussée comme une fleur dans un vieux terrain sec. Gagné au naturel, à la gentillesse d’Henri, il n’attendait nulle récompense de ses soins, payé par eux, trouvant d’autant plus de plaisir à se dévouer qu’il se dévouait davantage, sentant moins sa propre misère à se sacrifier pour « son petit. »

Après d’interminables heures d’agonie, marchant sans trêve, ayant failli vingt fois rouler au ravin, être écrasés par la poussée brutale, après une nuit encore où le froid avait été si mortel que Rombart avait dû, dans une cabane de forestier, frictionner Henri nu près d’un grand feu, — la chaleur n’était revenue que lentement aux membres paralysés, — ils arrivèrent enfin à Pontarlier, furent obligés de camper sous les murs de la place, si bourrée d’hommes et de voitures qu’on n’eût pu s’y glisser un de plus. C’était le matin du 29.

Déjà, coupant la seule issue où les hésitations de Bourbaki et l’inconsistance des troupes avaient acculé l’armée, les avant-gardes de Manteuffel, successivement maîtresses de toutes les routes, coupaient la dernière voie, l’étroit boyau de Mouthe. La manœuvre avait réussi. Avec une précision qui faisait honneur à la prévoyante hardiesse du général allemand, l’étau s’était refermé. En vain Crémer, avec trois régimens de cavalerie, avait poussé jusqu’à Saint-Laurent, à cinquante kilomètres au-dessous de Pontarlier, laissant à Foncine-le-Bas le 2e chasseurs d’Afrique pour