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LES TRONÇONS DU GLAIVE.

suffoquant, il retenait ses larmes, à l’idée de la mission qui s’éloignait avec les compagnons de tant d’heures, et de rester seul, dans ce Besançon plein de malades, de blessés et de traînards.

Tandis que le lugubre fleuve d’hommes, sinuant à travers les routes encaissées, précipitait vers Pontarlier le débordement de ses vagues, où les convois ballottaient comme des épaves dans l’écume, Manteuffel, poussant les bataillons de Werder, suivait la trace, et, sur le flanc où il activait la course de ses colonnes noires, impitoyablement prenait l’avance, barrait les routes, rétrécissait le lit du fleuve. La veille, profitant du faux mouvement du 18e corps et de la stagnation des autres, il était descendu à Arbois évacué, occupait Salins après un combat où la municipalité hissait le drapeau blanc et suppliait le commandant français de cesser le feu, pour sauvegarder la vie, la fortune des habitans. Au bruit prématuré de cette occupation, l’une des trois divisions de couverture se repliait, les autres gagnaient sans plus de résistance l’abri de Pontarlier. La route de Champagnole était abandonnée du coup, deux jours avant qu’elle fût pour de bon interceptée. Il ne restait d’ouverte que la voie de Mouthe, un étroit boyau dans le massif, de Pontarlier à Saint-Claude. Cependant, par les chemins encaissés, affluant de Maiche, de Besançon, de Salins, comme une inondation qui monte, le fleuve lugubre s’élevait vers Pontarlier, entre ses rives de neige, dans un vaste murmure d’écluses rompues et d’eaux grosses.

Au moment où Louis retombait, silencieux, sur son oreiller, Henri se traînait sous les murs de Besançon sans se douter qu’encore une fois, il venait de passer si près de son frère. La compagnie, réduite à une trentaine d’hommes, égarée depuis trois jours, trébuchait et glissait sur le verglas en pente. Rombart, l’air d’une bête inculte avec sa barbe et ses cheveux poussés, loqueteux, jaune, des bottes de cavalier aux pieds, surveillait d’un air tendre Henri, encore plus sale et plus maigre que lui. Le jeune homme avait un teint de cire, des yeux égarés d’animal qui souffre. La joie qu’il avait eue à retrouver le régiment de son oncle, avait été courte. De la Lisaine à Besançon, à marcher dans le rang, piétinemens à travers boue et neige, alertes folles, arrêts sans cause, nuits sans sommeil, grand’gardes suppliciées de froid, à faire le troupier sans apercevoir jamais l’ennemi, il avait perdu ses illusions dernières…

Il revoyait, rougissant le paysage de neige, un de ces feux